Chroniques du temps passé: M. Fallières intime.

M. Fallières intime.

Faut-il encore une fois évoquer la figure déjà si connue du nouveau Président*? Il porte sur ses traits et dans toute sa personne l'empreinte due à sa forte origine de paysan, fils de la glèbe, et tout en ayant acquis au cours de sa carrière politique les manières aisées et courtoises qui caractérisent tout Français homme du monde, on peut dire sans exagération qu'il est resté en dépit de tout un paysan.

Simple lui-même, son genre de vie a toujours été de la plus grande simplicité. Depuis qu'il habite le palais du Luxembourg*, au centre de ce quartier Latin où il passa sa jeunesse, M. Fallières a conservé les bonnes habitudes de tous les provinciaux vivant à Paris. Il se lève de bonne heure et prend aussitôt son petit déjeuner qui est des plus sommaires: une tasse de café ou de thé et très peu de pain.

La peur de grossir.

M. Fallières, comme beaucoup de jolies femmes, mais avec plus de raison, a peur de grossir. Il n'accompagne donc pas son premier repas de ces excellents petits pains qui font les délices des déjeuners parisiens. Il se contente seulement d'une légère tranche de ce pain grillé et desséché recommandé aux personnes qui craignent l'embonpoint*. C'est pour cette raison qu'après s'être occupé quelque temps de certaines affaires urgentes, il se dispose à faire une promenade d'une heure et demie environ. Il prend son chapeau et sa canne, un gros bâton noueux, arraché, semble-t-il, un beau matin dans un bois avoisinant son village natal. Il s'en va d'un pas tranquille, comme tous les bons bourgeois du quartier qui viennent se chauffer au soleil du Luxembourg. Seulement il ne s'assied pas comme eux pour regarder les enfants lancer leurs petits bateaux sur l'eau du bassin*, M. Fallières a besoin d'activité et il marche, traversant les rues, les boulevards, les humbles quartiers tout là-bas jusqu'aux fortifications, revoyant peut-être dans sa pensée les horizons connus et les petits chemins du beau pays gascon.

Revenu de sa promenade matinale, le repas de midi le réunit à la table de famille.

Le menu de son déjeuner est de la plus grande simplicité et ressemblerait à la plupart de ceux de toute famille bourgeoise parisienne, s'il n'était caractérisé par l'introduction de quelques plats fortement épicés particuliers à la cuisine méridionale. Ne l'oublions pas, M. Fallières a passé son enfance dans un pays où la bouillabaisse est le plat de résistance.

Juste en face du Luxembourg se trouve un restaurant qui prépare à merveille ce plat marseillais. De temps en temps, il fournit la table du nouveau président.

M. Fallières est un travailleur et un homme paisible, s'occupant avec activité des affaires du pays.

Le dîner, aussi simple que le déjeuner, le ramène encore au milieu des siens. Si aucune exigence de ses devoirs politiques ne l'appelle au dehors, il va se coucher tranquillement vers 10 heures, tandis que les lumières s'éteignent une à une dans le grand palais du souvenir du passé, où se sont agitées tant de fois toutes les grandes questions du pays.

M. Fallières paysan.

Si le nouveau président emporte à l'Elysée la nostalgie du pays Latin où s'est écoulée sa jeunesse et une grande partie de sa vie, on peut dire qu'ayant toujours gardé profondément au cœur l'amour du sol natal, il n'a pas cessé au cours de sa carrière politique la nostalgie de sa ferme ensoleillée du Midi.

Chaque fois qu'il a pu s'arracher de Paris et des fatigues de sa vie politique, il s'est réfugié dans sa petite propriété du Loupillon, dans le Lot-et-Garonne. C'est là qu'il se sent tout à fait chez lui et plus heureux que partout ailleurs. Il y vit, non pas en gentilhomme campagnard, mais tout simplement en paysan. Il se lève encore plus tôt qu'à Paris. Il est vêtu d'un vieil habit de velours, en guêtres et en sabots, un vieux chapeau mou sur la tête, et s'en va par ses vignes. Il respire avec plaisir l'air frais du matin, et cordialement il répond au bonjour familier des paysans, dans ce patois sonore et chantant du Midi. Il se promène avec bonheur dans cette nature qu'il aime, il va lentement à travers les longs chemins, si souvent parcourus et pleins de souvenirs. D'un côté, ce sont les coteaux de vignes au feuillages clairs, puis, tout au loin, les grands pâturages qui font pressentir la perspective infinie des Landes.

Tout cela prend un air de fête quand la chaude lumière du Midi y ruisselle à flots d'or.

Le soir, quand les grillons commencent à chanter, M. Fallières revient, par les prés, vers la petite maison simple et blanche, où la vie familiale se déroule dans une douce monotonie. C'est là qu'il est heureux de réunir quelques amis, et c'est avec orgueil qu'il fait servir à sa table les vins qu'il a récoltés dans ses propres vignobles, car notre nouveau Président semble encore plus fier de ses talents d'agriculteur et de viticulteur que de ses succès politiques*.

La soirée s'écoule avec calme, doucement animée par la présence de sa femme et de sa fille, petit cercle auquel vient se joindre parfois son fils, André Fallières, dont la carrière d'avocat s'annonce des plus brillantes.

Malheureusement, M. Fallières ne peut que trop rarement s'abandonner au grand charme de cette vie paisible, charme si profond que, revenu d'un séjour au pays natal, il semble qu'il apporte dans la capitale une bouffée de l'air embaumé des pâturages de Gascogne. Quand, plus tard, fatigué des obligations mondaines, il voudra se soustraire aux exigences du protocole, c'est encore là qu'il viendra se retremper, dans cette terre du Midi qui l'a vu naître et à laquelle il doit le meilleur de son être, vers la terre bénie, source éternelle de vie qui nous renouvelle et nous fortifie*.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 11 mars 1906.

* Nota de célestin Mira:

* Armand Fallières: