dimanche 29 septembre 2019

Les repaires de Paris.

Les repaires de Paris.


C'est en général dans la population des quartiers excentriques, là où plus grande est la misère, que se recrutent les gens dangereux, cambrioleurs et assassins baptisés "apaches".
Cette genèse des malfaiteurs a des causes sociales profondes, à la fois économiques et morales. Les enfants de miséreux, d'illettrés, d'alcooliques et enfin de délinquants de toutes sortes sont appelés fatalement à fournir un contingent formidable à l'armée du crime.



Dans les quartiers luxueux, par exemple celui de la Bourse, si l'on égorge et dépouille son prochain, c'est avec d'autres armes que le surin ou la pince-monseigneur.

Les mendiants et les fausses mères.

Il faut discerner l'apache du "pilon" ou mendiant. Ce dernier peut bien employer des ruses variées pour soulager votre porte-monnaie mais ce soulagement s'opère dans des proportions infimes et n'est pas obtenu par la violence: le tempérament cauteleux, humble et souvent lâche du mendiant s'y oppose.
Faux aveugles, faux paralytiques, faux sourds-muets, il s'adressent de préférence à votre sensibilité. Les femmes adonnées à la mendicité exhibent le plus souvent des enfants en bas-âge, loués pour quelques sous par jour à des parents nécessiteux et dénués de scrupule mais qui ne pratiquent pas eux-mêmes la mendicité.
Le vrai miséreux, car à côté de l'armée peu sympathique des mendiants professionnels, il ne se trouve malheureusement que trop de véritables déshérités, sans pain ni asile, couchera volontiers sous l'arche des ponts ou sur le trottoir des Halles, s'il ne possède pas les quatre sous qui lui permettront d'aller demander abri à Fradin, rue Saint-Denis*, ou à tout autre marchand de sommeil. L'apache, lui, a un gite plus confortable. Quelquefois, cependant, durant les belles nuits d'été, il ne dédaigne pas d'aller dormir sur les talus des fortifs ou dans les fourrés des bois de Boulogne et de Vincennes, malgré les battues intermittentes de la police. Mais c'est seulement par fantaisie, sentiment de la nature, même les malfaiteurs ont leur coin de poésie, ou pour s'y rencontrer avec des confrères et combiner avec eux quelques bon coup à faire.


Les quartiers patibulaires.

S'ils habitent pour la plupart des quartiers excentriques, en dehors de leurs villégiatures à la Santé ou à Fresnes, on les rencontre cependant la nuit, sans les chercher, dans les quartiers du centre, notamment les Halles et le faubourg Montmartre. Ce sont là des quartiers où le "travail" est généralement plus rémunérateur qu'à Belleville ou Ménilmontant.
Deux régions surtout "jouissent" d'une réputation patibulaire méritée, ce sont: la Villette (19e arrondissement) sur la rive droite, et la Maison Blanche (13e arrondissement) sur la rive gauche.
Nombreux sont là les bouges et les repaires de bandits entre le boulevard extérieur et les abattoirs de la Villette.
Aussi cette région est-elle une de celles où, vers deux heures du matin, par l'obscurité ou la brume, le passant fera bien de ne pas trop s'attarder et d'avoir en poche un bon revolver*.
Plus d'un pante, suriné nuitamment par les apaches avant d'avoir eu le temps de se reconnaître, eut pour cimetière le canal de l'Ourcq, appelé canal Saint-Martin dans sa partie supérieure*.
La région accidentée comprise entre les quais de la Loire et de la Marne, le Marché aux Bestiaux et les Buttes-Chaumont, peut être considéré en quelque sorte comme un champ clos, tel que le fut jadis le Pré-aux-Clercs pour "les rendez-vous de noble compagnie", où les diverses bandes d'apaches vont vider leurs querelles à coups de revolver. Ces bandes se composent le plus souvent de jeunes gens de dix-huit à vingt ans, c'est à dire n'ayant pas encore fait leur service militaire. Mais souvent aussi, il s'y mêle des gamins de treize à quatorze ans, faisant un apprentissage précoce du vice.
Le treizième arrondissement a une renommée aussi sanglante et aussi méritée que le dix-neuvième. La grande masse de la population y est pauvre, et l'alcoolisme y est très développé. Ce qui frappe le promeneur se dirigeant en ligne droite de l'avenue des Gobelins à la porte d'Italie, c'est l'absence de crèmeries et le nombre de débits de vins, bars et estaminets*.
On boit plus de trois-six* et de tord-boyaux que de petit lait dans ce coin de Paris!
C'est dans un bar de l'avenue d'Italie que, il y a quelques années, un adolescent au milieu d'une bande de gamins de son âge, paria une verte* de suriner le premier qui passerait. Pari aussitôt accepté et tenu. 


La victime fut un nommé Rollin, chaudronnier établi dans l'avenue, qui passait sans défiance, il faisait plein jour, reçut entre les deux épaules un furieux coup de poignard dont il mourut.
Certain établissement situé dans l'avenue de Choisy* et qui est alternativement bal, guinguette et salle de réunions publiques, contribue à donner à ces parages de la vie... et quelquefois de la mort, surtout les samedis, dimanches et lundis soir. Bien des querelles y ont éclaté entre cavaliers jaloux pour les beaux yeux d'une danseuse et s'y sont terminées à coups de revolver.

L'apache parisien.

Il est cependant, dans le centre de Paris, un quartier qui possède une population comparable à celle des boulevards extérieurs avec une couleur locale beaucoup plus saisissante: le pittoresque dans la hideur pouilleuse.
C'est la Maube: l'ancienne place Maubert*, où s'élève aujourd'hui la statue d'Etienne Dolet*, avec son dédale de ruelles étroites et malpropres. Ces voies portent des noms typiques, évocateurs du vieux Paris: rue Saint-Julien-le-Pauvre, rue Maître-Albert, rue des Anglais, rue de la Huchette, rue Zacharie, rue du Chat-qui-Pêche*!
Dans la journée, une foule d'invraisemblables loqueteux des deux sexes encombrent les établissements où se débitent comme apéritifs et spiritueux de révoltantes mixtures à bas prix. D'anciennes beautés déchues, accoutrées de haillons, y flirtent entre une mominette à trois sous et un casse-gueule avec le ramasseur de mégots qui revend sa marchandise découpée et séchée, car c'est à la Maube que se tient la Bourses des tabacs purotins.
Cette population miséreuse compte peu d'apaches; ceux-ci vont travailler de préférence vers des quartiers plus riches. Dans la journée on rencontre de véritables loques humaines, accotées contre le mur de l'ancien Hôtel-Dieu ou dormant sur les berges des quais.


Le cabaret du père Lunette.


Quelques-uns, industriels qui exploitent leur misère, vont rue des Anglais, au célèbre cabaret du père Lunette*, toujours existant et dont les murs sont ornés de dessins et peintures étranges, attendent le visiteur des mystères de Paris, qui se laissera toucher ou intéresser par leurs histoires et leur donnera dix sous ou leur paiera une consommation. Parmi eux se trouve quelquefois des poètes non sans originalité! Généralement aussi on rencontre quelques vieilles femmes alcooliques et barbues, type de sorcières rappelant celles de Macbeth qui vous demandent avec des gestes familiers et suppliants, en pleurant le rhum et le mêlé-cass, la permission d'achever votre verre.
Le cabaret Lunette est une institution pacifique où provinciaux et étrangers, ignorant du chiqué, vont passer quelques instants émouvants avec la conviction d'avoir exploré un terrible repaire.

L'ancien Château-Rouge.

La rue Galande*, aujourd'hui assez transformée dans sa partie qui aboutit à la place Maubert, possédait jadis un établissement fréquenté à l'occasion par de vrais escarpes. C'était le Château-Rouge*, qui avait pour entrée un cabaret aux murs couleurs de sang, d'où le nom de l'immeuble. De gros barreaux de fer achevaient de lui donner un aspect sinistre. Dans une autre grande salle intérieure, appelée la salle des morts, on pouvait dormir jusqu'à deux heures du matin après avoir consommé. Inutile de dire que les bancs et les tables formaient les lits, des lits auxquels il ne fallait pas demander de draps.
Tel qu'il était, ce bouge exerçait une séduction, peut-être par le grouillement de sa foule, sur certains malfaiteurs de bas étage. Aussi, tandis que les curieux se hasardaient à le visiter, la nuit, escortés par des agents de la sûreté, la police le conservait-elle soigneusement, de son côté, comme souricière. Aujourd'hui, il n'existe plus.
Il nous faut mentionner, dans ce quartier de truanderie, deux curiosités: un bâtiment et un homme. Le bâtiment est l'église Saint-Séverin*, remarquable morceau d'architecture gothique qui date du XIe siècle.
L'homme est le père Lapurge*, célèbre cordonnier poète, établi dans une petite échoppe, au numéro 22 de la rue de la Parcheminerie. "Gueule d'empeigne sur chand de vins", a dit de lui un de ses confrères en Apollon. Ce n'est qu'une boutade: le père Lapurge jovial et vigoureux sexagénaire, est un sage qui use sans abuser et ses opinions seraient plutôt... avancées. Comme il le déclare sur ses cartes de visites, il "bat la semelle et la générale pour l'avènement des temps meilleurs".
Ce qui n'empêche pas de fraîches jeunesses, il en éclot dans ce quartier de misère,  de papillonner curieusement autour de l'échoppe du père Lapurge, ainsi surnommé d'une de ses chansons, martèle des talons en songeant à l'avenir de l'humanité.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 7 octobre 1906.

* Nota de célestin Mira:

* Fradin:



Asile Fradin: l'entrée et la grande salle.

Asile Fradin: la 1ère cave.


Asile Fradin: la 3ème cave.


Asile Fradin: le grenier.

* Les apaches:


1905.


1908.
* Canal de l'Ourcq:


Le canal de l'Ourcq, près de Pantin, en 1871,
 par Johan Barthold Jongkind.

Le canal de l'Ourcq servait d'égout à plus de 35 localités en amont de Paris, on y trouvait les ordures ménagères, les détritus de toute sorte, les déjections diverses et aussi des cadavres humains. L'eau du canal de l'Ourcq était encore distribuée comme eau "potable" à certains quartiers parisiens en 1887. Des épidémies de choléra et de fièvre typhoïde n'étaient pas rares. Le Préfet de Paris en 1887 était M. Poubelle.

*13ème arrondissement:






* Le trois-six:

Le trois-six était un alcool fabriqué en Normandie qui titrait 92 à 95°. Le nom vient qu'on le consommait en mélange suivant trois mesures d'alcool et trois mesures d'eau, ce qui ramenait son titre à 45°.

* Verte: absinthe.



* Avenue de Choisy:




* Clochards place Maubert, vers 1900.




* Statue d'Etienne Dolet, place Maubert, en 1900:




* Rue Saint-Julien-le-Pauvre:



rue Maître-Albert:




rue des Anglais:




rue de la Huchette:





rue Zacharie:




rue du Chat-qui-Pêche:




* Le cabaret du père Lunette:








* Rue Galande, en 1866:






* Cabaret du Château-Rouge:





Cabaret Château-Rouge,
la cour.


Cabaret Château-Rouge,
l'entrée.



Cabaret Château-Rouge,
la salle.

* Eglise Saint-Séverin, en 1903:




* Le père Lapurge:



Marie Constant, dit le père Lapurge,
cordonnier, aide maçon, camelot,
auteur de chansons et anarchiste.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire