mercredi 25 septembre 2019

Celles de qui on parle.

Suzanne Després.


C'est un joli nom que celui de Suzanne Després. Celle qui le porte a aussi son charme, qu'elle ne doit pas à une beauté angélique mais à une physionomie expressive, un regard pénétrant, une taille souple et bien prise.*



Contrairement à l'usage, Mme Suzanne Després a été comédienne avant d'apprendre à l'être. Elle a fait ses débuts au théâtre de l'Oeuvre*, dans le Chariot de Terre-cuite*. C'était en 1895: elle avait vingt ans. Puis elle entra au Conservatoire dans la classe d'un magistral artiste: Worms*. Elle y remporta le second prix de tragédie avec une scène de Phèdre et le premier prix de comédie, dans Angelo. Ces triomphes ne la rendirent pas infidèle à l'Oeuvre. Pourquoi Mme Suzanne Després, que nos grandes scènes se seraient assurément fait un plaisir de posséder, s'attachait-elle obstinément au théâtre de ses débuts? L'année même de sa sortie du Conservatoire (1897), elle épousait M. Lugné-Poë*, fondateur et directeur de l'Oeuvre. "A chacun selon ses œuvres" dit l'Ecriture. M. Lugné-Poë n'a pas à se plaindre de la répartition.
Pourtant, la lune de miel passée, Mme Suzanne Després comprit qu'elle devait à son art de se montrer dans un répertoire un peu moins restreint, que celui de ce théâtre composé surtout de pièces étrangères, et elle alla au Gymnase créer l'Aînée de Jules Lemaître.
De là elle passe au théâtre Antoine où elle paraît dans plusieurs pièces et notamment  dans Poil de carotte*. Le sentiment avec lequel elle joue la délicieuse comédie de Jules Renard ajoute beaucoup à sa réputation. Aussi Antoine, qui n'a pas celle d'être prodigue, se résout-il à lui donner la jolie somme de quinze mille francs, frais de voyage payés, pour la tournée de six semaines qu'il l'emmène faire en Amérique, en 1903. Entre temps, Mme Suzanne Després, qui prend souvent la clef des champs, s'en va jouer l'Assommoir* à la Porte-Saint-Martin, Manonne au Gymnase, plusieurs pièces chez son mari et même à la Comédie-Française, Phèdre et Petite amie. Mais elle n'eût pas de chance au premier Théâtre français.
Des gens qui avant de l'y voir s'indignaient qu'on ne l'y appelât pas, s'aperçurent que ce cadre solennel ne convenait qu'à demi au talent moderne et spontané de Mme Suzanne Després. "Il vous faut des emplois sans empois, lui dit-on. retournez donc chez Antoine." De leurs côtés, ses fervents admirateurs la portèrent aux nues et la presse fut fort occupée de sa personne. Elle ne tarda pas d'ailleurs à quitter la Comédie-Française.
Mme Suzanne Després aime les auteurs violents, les aventures et les couleurs crues. La salle à manger de son appartement est en murs rouges imitant la brique; un poêle en faïence couleur sang de bœuf, des vitraux à la sanguine, des meubles en pitchpin ciré, des poteries étrusques, complète le décor dans lequel elle dîne avec ses auteurs favoris: à droite, Sophocle et Eschyle, à gauche Shakespeare et Gabriel d'Annunzio, en face M. Lugné-Poë, qui, pour ne pas voir ces dangereux rivaux, baisse le nez dans son assiette.

                                                                                                                                   Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 29 juillet 1906.

* Nota de Célestin Mira:

*Suzanne Després:


* Théâtre de l'Oeuvre:



* Le Chariot de terre cuite:

Le Chariot de Terre cuite
affiche de Toulouse-Lautrec.

* Worms:

Gustave, Hippolyte Worms.

* M. Lugné-Poë:

Aurélien, Marie Lugné, dit Lugné-Poe, ou Lugné-Poë, ou Lugné-Poé
Fondateur du théâtre de l'Oeuvre.
Photo: Atelier Nadar.

* Poil de carotte:

Suzanne Després dans Poil de carotte,
estampe de Müller.

* L'Assommoir:


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