lundi 10 juin 2019

Un château en loterie.

Un château en loterie.


La loterie française est supprimée par une bonne loi; mais on subit quelquefois, en France, malgré tous les efforts de la police, les spéculations de la loterie étrangère. Combien de palais, de manoirs, de baronnies et de comtés, à peu près imaginaires, n'ont-ils pas été mis en tombola depuis quelques années par d'honnêtes financiers allemands! Ces jeux de la fortune et de l'industrie se renouvellent périodiquement et viennent à de courts intervalles tenter l'aveugle cupidité. Naguère encore, par ce fragile moyen, les grandeurs et les richesses sont venus s'offrir aux amateurs.
Voulez-vous rêver un instant que vous êtes prince de***, avec château, cour d'honneur, chapelle gothique, beau jardin, jets d'eau, terres, mobilier moderne, confectionné à Paris, tapis, fauteuils, divans, bougeoirs, bibliothèques, tentures, tire-bottes, pendules et secrétaire renfermant une somme de cinquante mille florins? - Si cela vous convient, il ne vous coûtera que la bagatelle de cent francs pour une demie action divisée en cinq coupons jaunes dont un rouge.
Sérieusement, il est bon de mettre le public en garde contre les séductions de ce genre. Les prospectus de ces magnifiques loteries sont répandus avec profusion à Paris et ailleurs. On reçoit parfois à domicile, sous enveloppe et franc de port, une liasse de papiers contenant les détails de l'affaire, le modèle des souscriptions et la lettre lithographiée. Il n'y a peut-être pas un seul contribuable parisien qui ne reçoive de temps en temps de pareils hameçons. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que la badauderie parisienne s'y laisse prendre. Il est vrai de dire, tout amour-propre national mis à part, qu'en général le prospectus allemand est infiniment supérieur au prospectus français. On y retrouve la même pompe de style, la même habilité de rédaction, et de plus, une teinte de naïveté germanique qui lui donne un prix inestimable. En voici un exemple mémorable:
"Le château de ***, disait naguère le charlatanisme d'outre- Rhin, est situé dans une belle contrée, riche et fertile." comment se nomme cette contrée, voilà ce qu'on ne dit pas; c'est une simple omission, bien excusable si l'on considère que le rédacteur a mis tous ses soins à décrire les agrémens de ce domaine, "qui sera remis à l'actionnaire gagnant franc et libre de toute hypothèque." Voilà l'essentiel. Après le tirage, il sera toujours temps d'apprendre à l'actionnaire gagnant le nom du fortuné pays où il trouvera son château non hypothéqué.
"Nous ne nous adressons qu'aux personnes intelligentes et jouissant d'une bonne position sociale," ajoute la tombola. - Ce compliment est destiné à flatter quelques lecteurs. Le prospectus continue: "Il vous a été réservé une action complète (une action de 200 francs), qui sera très probablement favorable, d'après le choix des coupons." - Notez bien que cette phrase, imprimée dans la circulaire, s'adresse à toutes les personnes intelligentes qui prendront des billets, et qu'ainsi chaque action doit être probablement favorable, pour les cent cinquante mille actionnaires!!! Du reste, la banque s'explique d'une façon très nette, en disant: "Il se trouvera un actionnaire favorisé, c'est infaillible; pourquoi ne serait-ce pas vous?"" Impossible de réfuter cet argument. C'est la logique allemande dans toute sa solidité.
Mais voici le triomphe du prospectus. - La tombola se place sous l'invocation de l'église, et sous le patronage des sentiments religieux. C'est surtout dans cette sublime et sainte péroraison que l'industrie allemande déploie toute sa supériorité. Lisons donc ces lignes que nous transcrivons et soyez édifiés:
"La loterie du château de *** étant une affaire unique, afin d'en perpétuer le souvenir, il a été résolu que les noms, titres et qualités de tous les souscripteurs qui auront obtenu, soit le lot principal, soit un des lots accessoires, seront gravés en lettres d'or sur une table de marbre qui sera scellée à toujours dans la partie principale de la chapelle du château. Cette chapelle est en grande vénération dans le pays et renferme les tombes des princes abbés.
"Si cette disposition ne convient pas à l'actionnaire qui aura gagné le château, la table de marbre sera placée dans l'église paroissiale de la commune.
" De plus, sur le résultat de l'opération, il sera prélevé la somme nécessaire pour assurer à perpétuité une fondation pieuse à l'effet de célébrer chaque année, au jour anniversaire du tirage, un office divin en l'honneur et à la mémoire de toutes les personnes qui auront pris intérêt dans l'affaire.
" Par ce moyen sacré, ces noms seront conservés et honorés en pays étranger."
Pendez-vous, spéculateurs parisiens! vous avez inventé bien des choses, mais vous ne vous seriez jamais avisés de cet expédient pour glisser le coupon aux âmes pieuses.
Convenons que les châteaux d'outre Rhin sont devenus les synonymes des châteaux en Espagne.

Le Salon littéraire, dimanche 22 juin 1843.

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