mercredi 8 mai 2019

Les bêtes condamnées par les tribunaux.

Les bêtes condamnées par les tribunaux.



Les animaux qui causent la guerre civile.

Tous les ans, le nombre est plus grand des Parisiens qui s'en vont habiter la banlieue, dans l'un de ces coins délicieux de verdure, l'été, que l'on trouve encore, en cherchant un peu, dans les environs de la capitale.
Or, ceux-là seuls qui ont habité des sites de plaisances savent les rivalités, les querelles qu'engendrent les animaux qualifiés de domestiques.
Qui dira les dégâts causés par les chats, dans les plates bandes, par les chiens dans les pelouses, même par les tendres pigeons. Heureux encore lorsque les querelles ne se terminent pas par quelques invectives, car souvent il arrive qu'un grincheux assigne son voisin devant les tribunaux, le rendant responsable, au civil, des méfaits de sa bête.

L'accusé Cochon et le cambrioleur Chat.

Lointainement, au temps du moyen âge, l'on incriminait point les propriétaires, c'était directement que l'on assignait: reconnu coupable, la bête était condamnée, puis exécutée bel et bien. On a conservé de ces curieux procès des sentences nombreuses: M. Albert Denis, un avocat et un chercheur, en a dressé la nomenclature la plus intéressante.
Il convient d'établir, d'abord, deux catégories: les bêtes étaient traduites en justice pour méfaits isolés, et c'était alors de véritables procès criminels, jugés en général par des juges laïques; ou bien, on s'en prenait à une espèce entière, qui, en raison de sa façon de vivre, causait dommage aux populations; tels les rats, les hannetons, limaces, chenilles, sauterelles et autres insectes, s'attaquant aux vignes, parfois aussi les oiseaux, les poissons.
Les crimes les plus fréquents, de la première sorte, provenaient de blessures causées par un animal domestique, blessures ayant ou non occasionné la mort. Les criminels ordinaires étaient des bœufs ou des taureaux ayant fait de leurs cornes usage meurtrier, des chevaux ou mulets, ayant, d'une ruade, blessé ou tué, et surtout, les porcs convaincus d'avoir dévoré des enfants.
On reprochait également aux animaux d'avoir contrevenu aux lois de la nature. ils étaient alors considérés comme coupable de sorcellerie et subissaient la peine du feu. Ainsi une brebis, ayant, en 1490, à Pont-à-Mousson, eu un agnelet pourvu de cinq pattes, fut jugée, condamnée, brûlée vive, en bonne et due forme. Une autre affaire dite de sorcellerie se déroule à Metz. Là, dans une ruelle d'un très vilain quartier, habitait, avec son chat, une pauvre vieille aux allures étranges. Le chat, probablement mal nourri, avait pris la fâcheuse habitude de se procurer gratis des suppléments chez le boucher du coin. Un beau soir, ce dernier, se mit en embuscade, et, au moment où le matou allongeait sa griffe, il reçut sur la patte un coup de hache.




Le malheur voulut que la vieille, s'étant blessée, sortit le lendemain, le bras en écharpe. Il n'en fallut pas plus pour la faire accuser de sorcellerie: on prétendit qu'elle-même et le chat ne faisaient qu'un et que le soir, métamorphosée en bête de race féline, elle allait au marché, commodément, sans bourse déliée. Le chat fut pris, brûlé. Quant à la bonne femme, il est probable qu'elle trouva le quartier malsain pour elle et qu'elle déménagea en sourdine, laissant ses voisins convaincus qu'elle avait été brûlée sous la forme chat.

Œil pour œil, dent pour dent.

Mais, sauf dans ces procès de sorcellerie, de magie où le feu se trouvait le châtiment tout indiqué, les juges semblent avoir été inspirés par le souci de rendre à la bête le mal pour le mal et de lui appliquer, dans toute sa rigueur, la peine du talion. C'est comme cela qu'en 1386, une truie ayant déchiré le visage et les bras du fils d'un artisan de Falaise, fut condamnée à être mutilée de la même manière. Quand l'animal fut amené au lieu de supplice, il était accoutré d'une veste, d'un haut de chausse et de gants et, afin que l'illusion fut complète, il portait sur la tête un masque représentant une figure harmonieuse.




En 1389, les échevins de Dijon condamnèrent à mort un cheval pour avoir méchamment occis un homme. En 1527,  la même peine fut prononcée à Brionne contre un cheval rétif, coupable d'avoir cassé la jambe à un manant. Un taureau homicide fut pendu, en 1512, par l'exécuteur de Metz, sur le chemin de Sainte-Barbe, lieu de la perpétuation du crime.

Pour pendre une truie.

Après l'histoire des procès, celle de l'exécution telle qu'elle est établie par l'attestation que voici, du baille de Mantes, datée du 15 mars 1413, pour les frais de la pendaison d'une truie qui avait dévoré un enfant:

" A tous ceux qui ces lettres verront, Symon de Baudemont, lieutenant à Meullent, de noble homme Mons-Jehan, seigneur de Maintenon, chevalier chambellan du roy nostre sire, et son bailli de Mantes et dudit lieu de Meullent, salut.
Savoir fassions que pour faire et accomplir la justice d'une truye qui avait dévoré un petit enfant, a convenu faire nécessairement les frais, commissions et despens ci-après déclarés; c'est à savoir:
Pour dépense faite pour ladite truye dans la geôle: 6 sols parisis;
Item, au maître des hautes œuvres qui vient de Paris à Meullent faire ladicte exécution par le commandement et ordonnance de notre dit maistre le bailli et du procureur du roy: 54 sols parisis;
Item, pour la voiture qui mena ladicte truye à la justice: 9 sols parisis;
Item, pour cordes à la lier et haler: 2 sols, 8 deniers parisis;
Item pour gans: 2 deniers parisis.
Lesquelles parties font en somme toute: 69 sols et 8 deniers parisis; et tout ce que dessus est dict nous certifions estre vray par ces présentes, scellées de notre scel, et à greigneur confirmation et approbation de ce, y avons fait mettre le scel de la châtellente dudict lieu de Meullent, le quinzième jour de mars de l'an 1443.

                                                                                                                               Signé:
                                                                                                                      de Baudemont."

On le voit, des gants étaient fournis au bourreau pour lui éviter le contact avec l'animal. on respectait ainsi la dignité humaine.




Aujourd'hui, quand les animaux causent des dégâts, leurs maîtres ne font que s'injurier!


                                                                                                                       Edmond Le Roy.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 14 mai 1905.

dimanche 5 mai 2019

Imagerie parisienne.

Les dominos.

Ils vivent dans l'atmosphère enfumée des cafés et ils ont tous un habit noir.
Le double-six est important comme un bourgeois parvenu; l'as-et-blanc porte un monocle et les cinq ont l'air macabre.
Éternellement en demi-deuil, les dominos sont veufs et ils jalousent le jeu de cartes à cause d'Argine ou de Pallas*.
Chaque soir, depuis dix ans, à la même heure, on les retourne sur la même table; ils passent sous les mêmes doigts, ils sentent les mêmes haleines et ils entendent les mêmes choses.
Peut-être songent-ils que la vie est grise et monotone, les dominos, car leur ivoire jaunit comme le front d'une vieille fille.
On les couche, les uns contre les autres, dans une longue boîte d'acajou; mais seul le double-blanc se met en chemise.

                                                                                                                                   Paul Lecrercq.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 16 avril 1905.

* Nota de Célestin Mira:

Argine.


Pallas.

Celles dont on parle.

Madame Eléonora Duse*.


On dit communément la Duse, comme on disait la Champmeslé ou la Montespan. Favorites ou comédiennes ont coutume d'être traitées avec la même familiarité par ceux qui, de leur vie, ne les ont connues qu'en effigie. C'est le tribut que la célébrité paie à la sottise.
Mme Duse, qui vient de triompher à Paris, parut très jeune en public, ayant eu l'idée un peu étrange de naître dans un compartiment de chemin de fer: avant de rouler sur les planches, elle roulait déjà sur les rails. 
Quelques jours plus tard, cette enfant, cabotine accomplie, se faisait transporter, pour y être baptisée, à l'église de Vigevano (Piémont), dans... une cage en verre. Les soldats qui virent passer ce cortège crurent qu'on promenait une sainte relique et présentèrent les armes, ce qui remplit de fierté le père d'Eléonora. Rentré chez lui, il déclara à sa femme que, s'il ne pouvait lui faire un cadeau pour la naissance de l'enfant, du moins il était heureux de lui annoncer qu'Eléonora deviendrait célèbre, parce que la garnison lui avait présenté les armes. 
La prédiction s'est réalisée: la renommée de Mme Duse est considérable, mais, comme elle ne voyage plus dans une cage en verre, les garnisons restent immobiles à son passage. Son père et son grand-père étaient comédiens. Elle-même apprit à jouer en même temps qu'à marcher. Mais faute de savoir mettre en valeur ses qualités dramatiques, faute peut-être de savoir se créer des amitiés, elle connut d'abord plus de déboires que de succès. Sa tristesse native s'accrut encore par la mort de sa mère, qu'elle perdit de bonne heure. 
Mais un jour la fortune changea et fit subitement de l'actrice inconnue une tragédienne acclamée. C'était à Vérone: on donnait Roméo et Juliette, et Mme Duse, qui avait imaginé de jouer le rôle de Juliette un bouquet de roses à la main, trouva, paraît-il, par ce simple moyen, des attitudes fort émouvantes. Avis aux actrices sans succès.



Depuis lors, sa réputation n'a fait que s'accroître. Bien que sa taille manque de majesté et ses costumes d'élégance, elle a su, par la vérité qu'elle met dans son jeu, se faire un nom aussi répandu en Europe et en Amérique que l'est celui de Sarah Bernhardt ou de Réjane. Qu'elle interprète les anciens ou les modernes, la tragédie ou la comédie, son succès est le même. Un de ses auteurs favoris est M. Gabriel d'Annunzio.
On prête à Mme Duse un certains nombre de "mots" qui pourraient bien être d'elle, car ils ne dépassent pas le niveau moyen de l'intelligence humaine. Voici le plus saillant: "Le théâtre après qu'on a joué, c'est comme une table servie lorsqu'on vient de dîner", ce qui signifie que Mme Duse n'aime pas à aller au théâtre voir les autres. Cette parole pourrait faire douter de sa modestie, si elle n'était quasi proverbiale et si l'on ne savait que la grande artiste, qui fait profession de haïr la réclame, ferme impitoyablement sa porte aux curieux, fussent-ils rois, et a refusé de rendre visite à des reines, manière, il est vrai, un peu impertinente d'être modeste.

                                                                                                                                   Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 16 avril 1905.

* Nota de Célestin Mira:

* Eléonora Duse:


Eléonora Duse.



Eléonora Duse, caricature.

Comment se fait la traite des petits Italiens.

Comment se fait la traite des petits Italiens.


Un jour, un article, tout à fait important, et comme documentation et comme sentiment, du marquis R. Paulucci di Calboli, vint attirer mon attention et ma pitié sur les petits vendeurs de plâtres* que je rencontrais toujours à la même place, près de l'Opéra. Le secrétaire de l'ambassade de l'Italie à Paris publiait sur la situation des mouleurs italiens en France, sur la traite des petits Italiens (il n'y a pas d'autre mot, la traite), une magistrale étude. Il nous avertissait, il nous attendrissait sur le sort de ces débitants d’œuvres d'art en pleine rue, presque tous Lucquois et qui, disait il y a cinquante ans un poète populaire, "avec un peu de plâtre et deux moules voyageant en maints pays, font des saints, des têtes, des marionnettes, des Pie IX, des Charles-Albert, des Léopold (de Toscane), et rentrent ensuite chez eux avec beaucoup d'argent".
Avec beaucoup d'argent, c'est possible s'il s'agit des patrons, de ces padroni qui exploitent les petits vendeurs; mais pour ces adolescents, loués par leurs parents, littéralement vendus, l'argent rapporté est moins sûr. Ce qui est plus certain, c'est le vent glacé de l'hiver parisien, le bouge pour refuge, et la broncho-pneumonie. Comme le Mignon de plâtre qu'ils débitent, les petits statuaires du peuple regrettent le pays où fleurit l'oranger.
Et le marquis Paulucci di Calboni, qui nous apprend que Néron, le Néron à la mode, le Néron de Racine et de Sienkiewiez, fut en son temps un mouleur de statuettes de plâtre, me faisait toucher la misère des malheureux stucchanai (c'est le nom de ces statuaires) que la Toscane jette au pavé de Paris. Malheureux enfants ajoutant leur détresse aux détresses parisiennes, prenant dans les bas-fonds leur part de leur bataille quotidienne, de la lutte atroce pour la vie.

Comment on raccole les petits Italiens.

Ils ont quitté la montagne lucquoise parce que la famille était pauvre. Un entrepreneur a passé.
- Voilà l'automne fini. Les travaux des champs sont terminés.
- Voulez-vous que j'apprenne à l'enfant à gagner son pain avec des moulages?
- Certes.
- Mais il faut partir à l'étranger, signer ce papier, s'enrôler.
- Qu'importe, si la vie est sûre!
Et le racoleur emmène l'enfant comme les marchands d'homme, autrefois, au temps des remplaçants, achetaient des soldats. Il forme, avec ces garçons de douze ans, de quinze ans, de dix-sept ans, ce qu'il appelle des compagnies. La compagnie comprend six ou sept petits figurinai. Et le racoleur vend au patron les stucchinai. Il y en a partout de ces vendeurs de plâtres, de ces mouleurs populaires. Une légendaire plaisanterie lucquoise rapporte que lorsque Christophe Colomb débarqua en Amérique, il vit un petit Italien qui tenait à la main un morceau de plâtre. C'était un figuristo de Lucques qui vendait des statuettes aux sauvages.

Les petits Italiens et leurs patrons.

Le marquis, érudit et philanthrope, qui étudie les tristesses de ses compatriotes venus à Paris, m'avait averti de tout ce qu'il y avait de souffrances dans la vie de ces petits, semblable au débitant de plâtre que je rencontrais chaque soir. M. Paulucci di Calboli nous avait dit l'horreur des soupentes où, dans le quartier de Charonne, les padroni font coucher les petits Lucquois, en des logis sordides, parfois cinq dans un seul lit. Et quels lits!
A Saint-Denis, un exploiteur d'enfants, de petits verriers italiens, étalait pendant le jour des draps assez propres sur ces couchettes; puis, quand il n'avait plus à craindre la visite de l'inspecteur, le soir, il retirait ces draps et poussait les petits sur des grabats affreux et leur disait: "Dormez!"
Et ils dorment, ces petits, même sur ces lits de misère, parce que la fatigue les brise et que l'anémie les mine. Ils dorment avec joie parce qu'ils oublient, et parce qu'ils rêvent.
Ah! les coteaux lointains de Ligurie, les châtaigners et les roses, le coin de terre qu'en y passant Henri Heine a appelé un paradis!
Ils sont bien loin, les petits figurinaires et ils revoient en songe les buissons du pays, et les myrtes, et les maisonnettes blanches, toutes blanches comme les statuettes de plâtre qu'ils débitent aux Parisiens!
Le padrone doit les nourrir. Il les nourrit mal. Le matin, du café au lait et du pain. C'est la borlanda. A midi, une soupe de légumes et de pain. Le soir, un ragoût de pommes de terre avec du piment, pour enlever le mauvais goût du saindoux.
Les patrons un peu généreux ajoute à cela parfois un peu de viande. Elle n'est pas dans le contrat. Et, aux grands jours, à Noël et à Pâques, les petits vendeurs de figurines ont, par grande faveur, un verre de vin. Deux fois par an.
Ils ne fourniront pas de recrues nouvelles à l'alcoolisme.

Au travail.

Et ce petit monde se lève avec le jour. C'est de tous les petits de la compagnie celui qui, le soir, a rapporté le moins d'argent, vendu le moins de statuettes, qui doit, le lendemain, se lever longtemps avant les autres et, le padrone l'entend ainsi, faire le café, la borlanda, pour tout le monde. A 5 heures en été, à 6 heures en hiver, puis en route, à travers Paris, avec le panier sous le bras plein des plâtres que promenaient autrefois les petits vendeurs sur une planchette posée sur leur tête. 



Les dessins de Travier et les lithographies d'Henri Monnier ont conservé les silhouettes de ces Napoléon de plâtre promenés en équilibre à travers Paris, un Paris où les fiacres permettaient encore ces étalages ambulants, impossibles en ces temps d'automobiles.
Alors, les petits vendeurs battent les boulevards, les bars, les petites buvettes, offrent, ça et là, leurs moulages. Ils rentrent, pour dîner, faubourg Saint-Antoine, près de la Roquette, puis ressortent, et quand vient l'heure de rentrer, si l'enfant n'a pas assez vendu, s'il n'a rien vendu, avec quelle terreur il envisage cette nécessité: le retour!
Le patron attend, là-bas, sur le seuil. Quelle colère! Parfois, le petit vendeur, effrayé, devient un peu vagabond, tombe de sommeil et s'endort sur quelque banc du boulevard.
Et si le rôdeur parisien, le cambrioleur, passe, vide le panier du figurinaire endormi, emporte les diane, les Vénus, les Mignon, les Napoléon, les chanteurs florentins, c'est l'enfant qui, sur ses mois, paiera le vol, comme il doit aussi payer la casse.
Sont-ils plus heureux, ces autres petits Italiens que l'on peut voir, chaque matin, autour du bassin de la place Pigalle, à Montmartre et qui, modèles à louer, attendent le bon plaisir des clients?
La pose est longue, les mouvements sont pénibles à garder et le gain est bien mince. Paris est le paradis des femmes, l'enfer des chevaux et le purgatoire des petits Italiens.

Ce que sont vendus les petits Italiens.

C'est pour trois "campagnes", d'habitude, que ces petits sont engagés, enrôlés. Ils ont de 8 à 10 francs par mois pendant les trois premières années, de 12 à 15, pendant les trois années qui suivent, de 18 à 25 francs pour les trois dernières années, la dernière campagne. On ne peut pas casser beaucoup, si l'on veut, sur cet argent gagné, garder quelque chose.
Et pendant que je lisais l'article de M. Paullucci di Calboli, je me rappelais mon petit vendeur maigre et grelottant des environs de l'Opéra; je revoyais aussi, par une nuit noire, place Saint-Georges, un pauvre enfant, tenant entre ses bras un moulage de l'Arlequin de Saint-Marceaux, et courant de toutes ses forces du côté de Montmartre, poursuivi par deux sergents de ville qui, près du boulevard, purent l'atteindre. 



En se débattant, le petit laissa tomber la statue de plâtre qu'il serrait, tout à l'heure, contre sa poitrine, et le moulage, le moulage interdit, ce moulage qui le faisait poursuivre par les gardiens de la paix, tomba sur le pavé et se brisa, fragments sans forme, Arlequin décapité!
- Faites de moi ce que vous voudrez, murmurait l'enfant dans un baragouin mi-français mi-italien, tout coupé de larmes.
Que lui importait? La statuette était brisée. Il la payerait sur ses gages, en supposant qu'il ne fut point battu, comme par ce patron qui brisait les moulages sur le front de ses vendeurs quand, le soir, la recette était nulle ou trop faible. Un petit de treize ans, Crisostomo Mandoli, ne se présentait-il point rue de Grenelle, à l'ambassade, avec le crâne ouvert et l'oreille droite presque détachée, disant:
- Voilà. Le patron trouve que je ne vends pas assez bien. Je veux retourner à Lucques.

                                                                                                            Jules Clarétie.
                                                                                                     de l'Académie française.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 16 avril 1905.


* Nota de Célestin Mira:

* Vendeurs italiens de statuettes de plâtre:








jeudi 2 mai 2019

Comment on dévalise un Apache.

Comment on dévalise un Apache.

Dans la nuit de vendredi à samedi, l'un de nos rédacteurs, regagnant son domicile, fut suivi par un Apache, ces nouveaux indiens des boulevards extérieurs. Il aurait été probablement assassiné et dépouillé s'il n'avait, sur le point d'être assailli, imaginé une ruse merveilleuse qui non seulement le tira de danger, mais encore, ô prodige, le rendit possesseur d'un fort joli bijou, dérobé au bandit. Nous laissons la parole à notre collaborateur.

Les angoisses d'un passant.

Il était une heure du matin. J'avais rendu visite à un ami que ses occupations obligent d'habiter les sommets les plus escarpés de Belleville; notre entretien s'était prolongé et, sans la moindre inquiétude, je rentrais chez moi, en descendant la rue Haxo. 



Personne dans les rues, le froid était piquant, la bise faisait vaciller les flammes des réverbères. Emmitouflé dans mon pardessus, je hâtai le pas... Et, tout à coup, je me rappelai que j'étais porteur d'une somme d'argent. En effet, dans l'après-midi, le caissier de Mon Dimanche m'avait remis un billet bleu* que j'avais placé dans une enveloppe.
- Diable, me dis-je, il ne fait pas bon traverser le quartier des Apaches à une heure aussi tardive. Mon ami, la prudence t'ordonne d'aller quérir un fiacre, sans perdre un instant!




Il fallait découvrir un cocher, ce n'était pas chose commode dans cette rue déserte. J'ignorais où se trouvait la station des voitures et, un peu à l'aventure, je m'engageai dans une rue éclairée, que je sus plus tard être la rue Borrego, espérant y trouver un agent qui me renseignerait.
Malheureusement, nul représentant de l'autorité ne vint me tirer d'embarras, je commençais à pester, me reprochant d'avoir quitter la route directe. Avais-je seulement mon revolver? Hélas, ma poche était vide: le revolver était resté chez moi!
Tans pis! s'il m'arrive malheur, le sort l'aura voulu. Récriminer serait inutile. Et si c'est notre dernière nuit, allumons notre dernière cigarette!
Mais mon courage ne fut pas de longue durée, des idées noires endeuillèrent mon esprit:
- Tout conspire contre moi, me disais-je. Pas de cocher, pas d'agent, pas de revolver. Tout alors un individu s'approchera, me demandera "du feu", et avant que j'ai pu faire un geste, pousser même un cri, me plongera son surin dans le ventre. Jette la cigarette mon ami, cela vaut mieux!...
Soudain, il me semble apercevoir, projetée sur un mur, une longue silhouette. Peut-être était-ce mon ombre? Je me retournai j'eux un frisson: derrière moi, à vingt pas, un homme coiffé d'une casquette se tenait immobile! 



Raconter ce qui se passa à ce moment dans mon esprit est impossible. Pour se le représenter, il faut avoir vécu de pareils instants. il me semblait qu'au signal d'un coup de sifflet allait surgir une troupe de bandits, que j'allais être cerné, assommé en moins d'une minute. Il me semblait voir un escarpe agiter le foulard qui sert au coup du "père François"*, je sentais déjà sur mon crâne le coup de poing américain* qui allait m'achever...
Mais je me roidis, rassemblai toute mon énergie et me mis à courir droit devant moi, sans but, désespérément. Au bout d'un quart d'heure de cette course furieuse, je me retournai encore: l'homme à la casquette était là, à quelques mètres, me regardant le plus tranquillement du monde.






Un Apache homme du monde.

Devant moi, je vis des maisons basses, séparées par des terrains vagues. je ne savais pas le moins du monde où je me trouvais. Or, au tiers de hauteur d'un réverbère, j'aperçus l'ouverture d'une boîte aux lettres. Et une idée ingénieuse traversa mon cerveau.
Je pris dans ma poche l'enveloppe contenant le billet de banque et la fermai. Puis d'un pas assuré, dissimulant de mon mieux mon émotion, je me dirigeai vers mon suiveur.
Chapeau bas.
- Pardon, monsieur, lui dis-je, n'auriez-vous pas sur vous, par hasard, un crayon? et si oui,  voudriez-vous pour une seconde me le prêter?
- Bien volontiers, cher monsieur, me répondit l'homme.
Il me tendit aimablement le crayon et ajouta:
- Si vous avez besoin d'autre chose, ne vous gênez pas, vous savez!
En un instant, j'eux griffonné sur l'enveloppe mon nom et mon adresse. J'écrivais sans regarder mon écriture, suivant les yeux de l'Apache. Et je me dépêchai de dire:
- Je serai à votre disposition, dans une minute, monsieur. Laissez-moi seulement jeter cette lettre à la boîte.
- Vos dernières volontés, peut-être, me dit l'homme avec un ricanement. allez, je vous attends!



A reculons, je marchai vers la boîte, j'y glissai mon enveloppe et je m'écriai aussitôt:
- Là, maintenant je n'ai plus le sou, cher monsieur. Possesseur d'un billet de banque unique, je viens de le confier à cette boîte. Permettez-moi de vous adresser mes plus chaleureux remerciements pour votre amabilité, et permettez-moi aussi d'ajouter qu'il est désormais inutile de me suivre, que je ne possède ni montre ni bague, que mon porte monnaie contient 1 fr. 95 et que, vu ces circonstances, le plus sage, pour vous et pour moi est d'aller sans plus tarder nous coucher!
Je fis un second salut et une seconde révérence.
- A mon tour, cher monsieur, répondit le bandit, laissez-moi vous féliciter. Le tour est digne d'un maître, car personne n'a jamais eu l'adresse d'utiliser la boîte aux lettres pour mettre en lieu sûr son argent! Bravo, monsieur! Au reste, l'admiration que je ressens pour vous me porte à vous faire une proposition:
- Vous me voyez confus, répondis-je. Parlez, je suis toute oreille et serai très heureux de vous être agréable.
- Voici l'affaire. Voulez-vous entrer dans ma brigade, voulez-vous être attaché à notre bureau des investigations? Besogne intéressante qui consiste à grouper tous les renseignements nécessaires à l'exercice de notre profession. Comme appointements, le tiers des "captures". Et, croyez-moi, nos captures s'élèvent à un chiffre respectable!
- Je n'en ai jamais douté, cher monsieur. Cependant, avant d'accepter votre gracieuse proposition, je voudrais quelque peu réfléchir. Laissez-moi votre adresse, je vous écrirai...
- Héla, mon adresse, vous le comprendrez facilement, je dois la cacher, pour convenances personnelles! Allons, au revoir, un rendez-vous m'attend. Si je n'étais pas si pressé, je vous ferais un bout de conduite, mais les affaires...
L'aimable escarpe me tendit la main et rapidement je m'éloignai par des chemins inconnus; un employé d'octroi vint heureusement m'indiquer la route à suivre pour regagner mon domicile: je traversai les rues du Télégraphe, St-Fargeau, Pelleport et, durant tout ce trajet, pas la plus petite ombre d'agent! Il était trois heures du matin quand je rentrai chez moi. Au jour, je me demandai si je n'avais pas été victime d'une hallucination. Mais le crayon que j'avais conservé me prouva la réalité des événements de la nuit. Ce crayon, je l'examinai avec surprise. Un filigrane d'or entourait sa monture en argent ciselé; véritable objet d'art, il avait dû être dérobé à la vitrine d'un grand bijoutier. J'avais volé mon escarpe, succès dont j'étais d'autant plus fier que le facteur m'apporta bientôt l'enveloppe contenant mon billet de banque et me réclama (avec quelle joie je le satisfis), les trente centimes, montant de la taxe pour lettre non affranchie.

                                                                                                                                  Marc Hutzon.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, dimanche 9 avril 1905.

* Nota de Célestin Mira:

* Billet bleu:

Billet de 5 francs de la Banque de France en cours en 1905.


Billet de 20 francs de la Banque de France.


* Le coup du père François: Le coup du père François consiste à étrangler une victime par derrière à l'aide d'un foulard ou d'une corde et à le tenir sur son dos pendant qu'un complice le dévalise.

Le coup du père François.





* Coup de poing américain:

Coup de poing américain.