dimanche 30 décembre 2018

Un nègre qui devient blanc, une blanche qui devient nègre.

Un nègre qui devient blanc, une blanche qui devient nègre.


Judson Rouse, ou "Jud" Rouse par abréviation familière, est, ou plutôt était, un nègre du plus beau noir. Lorsqu'il se convertit, pour des motifs purement temporel, à la "Koreshenity", une extraordinaire religion nouvelle-américaine, bien entendu, que je présenterai bientôt à mes lecteur, il habitait avec ses enfants, depuis une trentaine d'années, une petite ferme à lui appartenant près du village de Carrier-Mills, à peu de distance d'Harrisburg, dans l'Illinois.
Il y a quinze ans Jud aperçut un beau matin sur sa main gauche, une petite tache blanche de la grandeur d'une pièce de sous. Il n'y prêta d'abord qu'une attention distraite, mais peu à peu la tache s'élargit. Alarmé par ce phénomène et bien que ne souffrant pas, il consulta des médecins qui conclurent à une maladie particulière de la race noire, dont les annales médicales citent deux cas.
Peu à peu, par degrés lents, s'étendant autour des premiers points et surgissant en de nouveaux centres, le "blanchiment" s'étendit. Après avoir duré six mois sur la main gauche, il s'était attaqué à la droite, puis aux extrémités des jambes, montant graduellement sur le tronc, qu'il envahit à son tour. 

Le bon docteur découvre avec stupéfaction
que le nègre continue... à blanchir.

Aujourd'hui, quelques plaques seulement sont encore noires; deux sur le dos, une petite au bout du nez, et une assez grande qui occupe le front et l'intervalle des yeux. Les cheveux sont gris et le cuir chevelu est blanc. Partout où la peau a subi cette singulière transformation, elle est tendue et transparente comme celle d'un enfant.
"Jud" est âgé de quarante-sept ans, il n'a jamais été malade, et il semble suivre les traces de son grand'père, un vétéran de la guerre de l'Indépendance, qui mourut à cent huit ans, en territoire indien, d'un accident de chasse, avec tous ses cheveux noirs et après avoir vu toutes ses dents se renouveler à l'âge de cent cinq ans.
Le nègre blanchi était devenu dans la contrée l'objet d'une superstition considérable de la part des gens de couleur et de bon nombre de paysans. Les uns, en minorité, pensaient qu'à une époque éloignée de sa vie, Judson avait fait un acte méritoire, dont le Seigneur le récompensait en le transformant en homme blanc. La plupart croyait au contraire qu'il était possédé d'un esprit mauvais, lequel lui conférait des influences maléfiques. Ceux-ci se seraient bien gardés de traiter une affaire avec lui ou de passer près de sa maison pendant la nuit.
C'est pour échapper aux craintes, superstitions et curiosités dont il était devenu l'objet que Jud Rouse se convertit à la religion koreshane et se joignit à l'exode conduit par le docteur Teed. Quinze jours avant son départ, il recevait la visite d'une jeune roumaine, Marga Cerbu, venue il y a quelques années de Bucarest à Chalestown dans la Caroline du Sud, en qualité d'institutrice dans une famille d'émigrants, et qui avait voulu voir son voisin afin de vérifier sur lui un cas opposé au sien.
Marga Cerbu présente en effet la particularité étrange, dont elle est le premier exemple connu, d'avoir passé du blanc au noir dans le cours des deux dernières années. Au point de vue de la peau, cette jeune fille avait toujours offert à son entourage des motifs d'étonnement. Sa couleur naturelle étant d'un ton doré et transparent, il arrivait soudain que la face devenait blanche tandis que le reste du corps passait au brun foncé, présentant le phénomène contraire à celui qu'on a observé chez certaines tribus indiennes Ticas. D'autres fois, sous l'influence d'émotions ou de malaises, c'était une main, un bras, le cou, une jambe, ou telle autre partie du corps qui se mettait pendant une durée plus ou moins longue, à se singulariser du reste de la peau par un changement de nuances.
Depuis deux ans cette "kaléidoscopie" variable et momentanée fit place à un brunissement progressif, lent et universel de toute la surface du corps. Aujourd'hui, Marga Cerbu est d'un noir d'ébène, tandis que ses dents, ses yeux et ses ongles sont devenus de la couleur safranée du vieil ivoire. Or, en même temps que Judson Rouse, pour les motifs que j'ai dits, se disposait à fuir le monde, Marga, très désolée d'être transformée en négresse, méditait de se faire ermite loin des regards civilisés. La proposition de Jud de se joindre à l'exode trouva donc une oreille toute prête chez Marga; et, dans les jours qui suivirent, le nègre blanchi n'eut pas, dit-on, à se mettre en frais de grande éloquence pour faire accepter à la pauvre fille son nom, son petit avoir et sa main blanche.


La charmante roumaine va noircissant, hélas!

Mme Rouse tient maintenant une maison d'école dans la communauté koreshane, tandis que Jud cultive le terrain d'alentour.
Les koreshans sont de mœurs très austères; ils ne dansent pas, ne boivent aucune boisson fermentée et ne prisent ni ne fument. C'est cette dernière renonciation qui donne tout son prix à la présence, dans la communauté, d'un certain Ricardo Herran, qui exerçait la profession d'armurier à Chuquisaca en Bolivie, quand il fut touché de la grâce. Ricardo Herran, en effet, culottait une pipe par mois depuis l'âge de trente-deux ans, et comme il avait soixante-sept ans quand il renonça au tabac pour embrasser le "Koreshanisme", cela fait qu'il avait culotté 420 pipes, dont il avait conservé 396.
Et c'est la vente de cette singulière collection à un riche amateur cubain, lequel la paya à raison de 5 dollars la pipe, soit 1980 dollars, qui permit à Ricardo Herran de faire les frais du voyage et de son installation en Floride dans d'excellentes conditions.

                                                                                                                            Cousin Sam.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er novembre 1903.

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