vendredi 7 septembre 2018

La mort d'un brave.

La mort d'un brave.


Il y a quelques semaines, quand je vous annonçait la mise à la retraite du sergent Hoff, je ne me doutais pas que le brave homme fut si près de sa dernière heure. On l'a conduit l'autre jour au Père-Lachaise, dans le caveau de la Ville où il restera jusqu'à ce que soit édifiée la sépulture monumentale qu'un vote du Conseil municipal de Paris vient de lui attribuer*.
Plâtrier de son état, Hoff était né en Alsace, dans le canton de Marmoutier, près de Saverne. Pris par la conscription en 1856, il réengagea et venait de passer sergent quand la guerre franco-allemande éclata. Il était en garnison à Belle-Isle. Vers le milieu du mois d'août, une lettre lui apprit que son père, vieillard de 75 ans, avait été fusillé par les Prussiens en essayant de défendre son foyer. Chose curieuse, Hoff, quoique soldat, n'avait jamais fait la guerre jusqu'alors. C'était un homme très doux, très pacifique, presque un sentimental. La mort de son père changea brusquement ses dispositions: la guerre devint pour lui une question personnelle, un moyen d'assouvir sa vengeance.
Incorporé au 7e de marche, il fut rejeté sur Paris avec les troupes de Vinoy. L'investissement n'était pas encore complet. Le 7e de marche était posté en avant de Vincennes, mais n'occupait pas Nogent. Pendant la nuit, raconte M. Louis Lande, les éclaireurs prussiens poussaient des reconnaissances jusque dans le village, et, quand ils passaient au galop, à la clarté de la lune, on voyait leurs ombres rapides se profiler sur les murs. 
Impatient d'en venir aux mains, Hoff s'adresse à ses chefs; à grand'peine il obtient l'autorisation, réunit une quinzaine d'hommes résolus, part à la tombée de la nuit et, tournant le village, va s'embusquer dans le fossé le long de la Marne, en face des premières maisons de Bry. L’œil aux aguets, le fusil armé, on attendit quatre grandes heures.
Tout à coup, de Petit-Bry, sur le chemin de halage, par la rue qui, de la mairie, descend vers la rivière, débouche un détachement de cavaliers; ils arrivaient en nombre, trois cents pour le moins, fumant sans défiance et causant entre eux; les cigares des officiers brillaient dans la nuit. C'était le moment. Au signal donné, les quinze fusils s'abaissent et font un feu de peloton. Surpris dans cet étroit espace entre le fleuve et les murs des enclos voisins, les Allemands ne peuvent ni avancer ni reculer; les chevaux éperdus se cabrent; les cavaliers tombent; l'escadron se débande. Mais un gros de fantassins ennemis, attirés par les coups de feu, essaie de tourner la position des Français: Hoff donne l'ordre de la retraite; lui-même quitte la partie le dernier. Le lendemain, comme d'habitude, quand le jour parut, les Prussiens avaient soigneusement enlevé leurs morts et leurs blessés; mais une cinquantaine de chevaux jonchaient encore le terrain.
Tel fut le début de Hoff dans la guerre d'embuscade et, dès lors, il ne se passa pas de nuit où tantôt seul, tantôt avec ses hommes, il n'exécutât quelque coup de main audacieux. Il était devenu la terreur des Prussiens qui avaient mis sa tête à prix. Mais Hoff n'avait garde de se laisser prendre. Il apportait le plus grand soin à combiner ses expéditions. Toujours le premier au feu d'ailleurs, il exposait mille fois sa vie avant d'exposer celle de ses camarades. M. Louis Lande nous le peint partant seul à la brune, le fusil sur le dos, un revolver au côté, la sabre nu placé dans sa ceinture. Le long des haies, par les sillons, au creux des fossés, il se glissait, rampait sur les mains, à plat ventre, fouillant des yeux les ténèbres, s'arrêtant au moindre bruit, puis reprenant sa marche. De temps en temps, il collait l'oreille contre terre et écoutait. Un arbre, une branche cassée, une pierre, des traces de pas sur l'herbe, tout lui était bon, tout lui servait d'indice ou de point de repère.
Il s'approchait ainsi des lignes ennemies et observait à loisir. Parfois il était entendu. - Werda? Qui vive? criait la sentinelle. Alors Hoff bondissait de sa cachette, tombait sabre en main sur l'Allemand surpris. Il risquait gros à ce jeu. La sentinelle pouvait donner l'alarme; Hoff, en ce cas,  n'avait que le temps de se rejeter dans la nuit. Les balles sifflaient à ses oreilles. Une d'elles lui enleva un morceau de mollet: Hoff ne se fit panser que deux jours après, tant il avait hâte, sa reconnaissance terminée, de rejoindre ses hommes, Klein, Lecoy, Huguet, Chanroy, Barbaix, etc., une quinzaine au total, et de repartir avec eux dans la direction du Four-à-Chaux, de Chennevières ou de tel autre point de la ligne d'investissement qu'il venait de reconnaître. 
Au nombre des compatriotes de Hoff se trouvait un volontaire de dix-huit ans, enfant par le visage et la stature, mais superbe de patriotisme et d'ardeur. Hoff l'avait baptisé familièrement le P'tit. On ne le connaissait pas dans la bande sous un autre nom. On savait seulement qu'il était Alsacien. Une nuit, dans une expédition près de Neuilly-sur-Marne, le P'tit disparut. Hoff, bouleversé, voulait déjà revenir sur ses pas pour chercher l'enfant quand celui-ci vint tomber à ses pieds: une balle lui avait ouvert le ventre, ses intestins coulaient. Il expliqua qu'il avait passé devant une compagnie de lignards français qui étaient de grand'garde sur la route. Il courait pour rejoindre Hoff. Le vent l'avait sans doute empêché d'entendre les sommations de l'homme du poste, et celui-ci avait tiré à bout portant. Hoff, d'ordinaire si calme fut pris d'une colère terrible. Tout à coup, raconte M. J. Salières, un des compagnons du sergent, aujourd'hui directeur du Populaire de Nantes, on le voit s'élancer vers le détachement français.
- Qu'on m'amène le misérable qui tire sur mes hommes! commande-t-il, et que à dix mètres, moi-même, je le fusille!
Un capitaine se détache du groupe, et, malgré la différence des grades, salue respectueusement Hoff, dont la bravoure était légendaire dans toute l'armée. Puis d'une voix attristée mais ferme:
- Sergent, déclare-t-il, la sentinelle a fait son devoir; je l'ai entendu pousser le halte-là et le qui vive! réglementaires. La peine de mort ne peut être prononcée. Mieux que cela: celui qui a fait feu n'aura pas de prison...
L'officier continua gravement:
- Les Prussiens sont à quelques pas. Faut-il se laisser surprendre? Notre devoir est de veiller, nous veillons.
- Vous avez raison, mon capitaine, dit Hoff, dont la colère tomba aussitôt.
Mais l'émotion avait été trop forte: une crise de sanglots le secoua convulsivement et, pour la première fois de sa vie peut-être, on le vit pleurer à chaudes larmes. Lorsqu'il fut redevenu maître de lui-même, il se tourna vers ses hommes et leur dit à voix basse:
- Pardonnez-moi, vous savez combien j'aimais le P'tit. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne révéler à personne ce qui s'est passé, surtout aux journalistes. Je ferai moi-même mon rapport au général et le prierai de ne rien communiquer à la presse. J'ai mes raisons pour cela.
Ces raisons qu'il tenait cachées, M. Salières les a connues plus tard. Le P'tit était du même village que Hoff. Ses parents le lui avaient confié, et Hoff ne voulait pas qu'au chagrin de le perdre se joignit pour eux l'amertume d'apprendre qu'il avait été tué par une balle française. N'est-il pas vrai que ce sentiment, d'une exquise délicatesse, achève de peindre l'excellent cœur, le loyal soldat que fut Hoff?
La France, du moins, a fait à ce brave des funérailles dignes de lui.

Les Veillées des chaumières, journal illustré paraissant le mercredi et le samedi, 18 juin 1902.


Nota de Célestin Mira:

* Tombeau du sergent Ignace Hoff:


Tombeau du sergent Hoff ,
par Auguste Batholdi (1904) au Père-Lachaise.


Statue du sergent Hoff à Brie-sur-Marne.



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