mercredi 4 juillet 2018

Londres, Petticoat Lane.

Londres, Petticoat Lane.


Je me trouvais, il y a quelques semaines, à Londres. C'est une ville très extraordinaire dont il a été déjà un peu parlé depuis qu'elle existe. On croit la connaître et toujours on y découvre quelque chose de nouveau, dans l'étrange, dans le beau ou dans l'horrible, souvent dans les trois à la fois.
J'y ai vu, lors de mon dernier voyage, un spectacle si curieux, que je ne puis résister à l'envie d'essayer d'en donner une idée, même très faible. Il s'agit d'un ghetto où vivent à part, et entre eux, vingt-trois mille juifs polonais. C'est en plein Londres, dans la quartier de White-Chapel, que les exploits de Jack l’Éventreur ont si lugubrement rendu fameux.
Il faut parcourir ce ghetto de préférence un dimanche, et le matin, à l'heure du marché*, qui rappelle en cohue, bien qu'il les surpasse, les marchés du Caire. Je ne tenterai pas de décrire par ordres la série des scènes qui attirent, retiennent, ou repoussent le regard, cela m'est impossible; pour rendre, si la chose était faisable, le tohu-bohu, le pèle-mêle étourdissant, la houle animale de cette masse humaine, il faudrait écrire tout chaud, sans choisir ses expressions, jeter les phrases au hasard, par lambeaux, sans lien, laisser tomber les épithètes au fur et à mesure que l'étonnement ou la nausée vous les arrachent, se résoudre à une description en style nègre, baroque ou hachée, où les pensées ne seraient traduisent que pas des mots, entrecoupés d'interjections, et correspondant aux seules sensations de vue, d'ouïe, d'odorat.
Imaginez des groupes compacts d'hommes et de femmes parlant, criant, s'interpellant la voix haute dans une langue incompréhensible où n'entre pas une syllabe anglaise, couvrez ces hommes de vêtements déteints, rapiécés, vermoulus à croire, quand on les frôle en passant, qu'ils vont se désagréger et tomber comme des morceaux de mousse, en laissant tout nus les corps qu'ils protègent; ces corps, représentez-vous les d'une saleté surhumaine, voulue, avec des cheveux peuplés de vermine, des barbes et des moustaches qui sont de véritables fumiers à l'abandon, des mains gantées de crasse vernie, des yeux dévorés de maladies syphilitiques, des dents gâtées, des gencives bleues, des ongles noirs; au milieu de tout cela, jetez par terre, sur le sol, sous les pieds, dans la boue du ruisseau, des hottées, des tombereaux de nourriture, de légumes, de comestibles encombrant la rue, de telle sorte qu'il n'y a plus une place libre pour y poser la semelle de sa chaussure, et une fois tout cela fait, regardez, regardez attentivement, vous n'aurez pas même alors le temps de tout voir, de tout saisir, quelque soit l'électrique rapidité de votre coup d’œil.
Ici, c'est des enfants, demi-nus se grattant des croûtes sur la nuque, assis sur des tessons de bouteilles, des boudins de rats pesés dans des balances vert-de-grisées, des coquillages dans des terrines, des chats qui agacent de la dent des boyaux; là, c'est des montagnes de salades, des tomates qui roulent, des chaudrons qui fument, des jeunes filles en cheveux qui manient par les ouïes des anguilles roses, c'est des lévites graisseuses sur des dos en manche de contre-basse, des doigts levés qui marchandent, des bouches qui grimacent, des yeux qui furètent. Sous les chapeaux, sous les bonnets, montent et descendent des gammes de roux à désespérer la palette d'un Titien de bas-fonds, des roux blancs, des roux argentés, albinos, des roux jaune mat, des roux dorés, des roux carotte, brique, sang; les hommes sont généralement maigres, noueux étroits, le nez et l'âme pointue, tout en vrille, avec des pommettes tristes; les femmes souvent grandes, le sourcil dur, la mâchoire autoritaire, souvent aussi énormes, surtout dans la vieillesse, et alors, elles demeurent affalées au coin des maisons, derrière des ventres et des poitrines de monstres, couvertes d'abcès et de gales; et quant aux enfants, tous ceux que j'ai vus, les pauvres êtres, m'ont laissé un souvenir spécial de hideur et d’écœurement, mitraillés de petite vérole, de boutons, sales et débiles, se roulant comme des petits gnomes dans des mares de sang de poisson, tout à côté de vieillards demi-perclus accroupis sur le trottoir, essayant à tâtons des souliers éculés, duvetés de moisissure.
Cependant, debout sur des tréteaux, au milieu de la chaussée, les grands marchands gesticulent, la joue animée, la prunelle noire, et lancent la réclame à coups de gosiers sonores, marchands de chapeaux, marchands d'habits, marchands de chaussures. Les marchands d'habits sont les plus écoutés, les plus recherchés. Je me rappelle un grand brun coiffé jusqu'aux oreilles d'une casquette de jockey en satin cerise, essayant successivement, les uns après les autres, des vestons, des redingotes, des pardessus qui voltigeaient sur lui, s'y appliquaient, et le quittaient avec une étonnante vélocité, je revois ces jaquettes décolorées qu'il secouait avant de les enfiler, d'où s'échappaient des papillons jaunes paille, ces redingotes grattées, rongées, couleur de lilas aux aisselles, ces pantalons et ces chapeaux de femme aussi, qui faisaient des monceaux dans la boue, ces boisseaux de velours tout défoncés, cousus de fleurs et de plumes brisées que des filles-mères de quinze ans essayaient avec un pale sourire devant des miroirs à main fendus, tout en allaitant de chétifs nourrissons eu museau plissé.
Mais j'arrive près d'un mur auquel sont adossés une douzaine d'hommes de quarante à cinquante ans, les mains tombées le long du corps, le regard morne, le néant sur la face; je demande à l'ami qui me guidait quels sont ces hommes, et il me répond que ce sont des hommes à vendre, des hommes qu'on peut acheter, qu'on achète; ils gagneraient ensuite vingt-neuf sous par semaine, ils pourraient alors, comme les autres, s'offrir le dimanche le poisson confit dans la gelée, débité à plein saladiers d'étain.
Je ne m'étonne plus, je suis sans force; je continue, des coudes et des genoux, de fendre cette foule grouillante et pouilleuse, et je vois toujours des grosses femmes, des maigres, des enfants; toujours des épluchures sur lesquelles je glisse, des artichauts, du nougat, du fromage, des fichus de couleur, du miel, des os desséchés, des bottes à revers, des pattes d'agneau dans du papier bleu de ciel, des buffleteries, des tub crevés, de la ferraille; les ruelles se resserrent, me pressent, je n'avance plus qu'avec peine dans cette boue humaine qu'il faut crever, je suis frôlé par des barbes terribles, je subis d'effroyables haleines; les petites voitures, poussées à bras, me heurtent les jambes, m'entrent dans les reins; c'est un labyrinthe de couloirs, bordés d'échoppes sombres, au seuil desquelles il faut se courber pour pénétrer. Et toujours mêmes cris, même rumeurs, mêmes spectacles. Partout des gens qui comptent des gros sous, en grignotant des bonbons de sucre noirci ou bien en croquant des fritures à la graisse... et tout à coup, à un tournant de rue, le calme; il semble que cette basse humanité pullulante, se soit évanouie comme à la fin d'un brusque songe, balayée par une brise de réveil. Je me tâte, je me gratte, je pense: quoi! ces hommes sont-ils nos frères? Et soudain je me confirme à moi-même: " C'est égal, ne regrette rien si tu aimes l'art, tu viens de voir un colossal Rembrandt."

                                                                                                                    Henri Lavedan.

Revue illustrée, juin 1890- décembre 1890.

* Nota de célestin Mira:



Marché de Petticoat Lane, dans le quartier juif de Londres vers 1900.

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