mercredi 4 juillet 2018

La joyeuse vie de Bohème.

La joyeuse vie de Bohème.





Alphonse Karr, à qui la ville de Saint-Raphaël vient d'ériger un monument, avait fait deux parts de sa vie: il consacra l'une aux lettres et l'autre aux fleurs. Volontiers, sur le tard, il se disait jardinier. C'est l'ami des fleurs qu'on a célébré surtout à Saint-Raphaël.
Ce sage, qui mourut à quatre vingt-deux ans, fut jadis, bien peu se le rappellent aujourd'hui, un de nos Parisiens les plus excentriques.

Au commencement de ce siècle.

En haine des Grecs et des Romains de l'Empire, la littérature et les arts, vers 1825, se jetaient en même temps sur le moyen âge. Alors commença le règne des Almanzors, des preux et des troubadours. Dans les ateliers retentissaient des jurons énergiques empruntés à l'idiome des vieux paladins. Les Malepeste, les tudieu, les sang et damnation qui envahirent la langue courante datent de cette époque.
Les plus exaltés portent une chevelure mérovingienne qui tombait en flots abondants sur leurs épaules. Le pourpoint, le chapeau mou ou la toque de velours étaient de rigueur. On poussait le culte de la couleur locale jusqu'à rendre aux nom leur ancienne orthographe gothique. Les Pierre devenaient des Petrus, les Jean des Jehan, les Estienne des Stephan.

Les farces des rapins.

Les costumes les plus étranges étaient orgueilleusement exhibés en public et soulevaient l'admiration des badauds. Les fantaisies les plus bizarres avaient cours.
Un matin, les pieux faubouriens qui se rendaient à l'église de Saint-Germain-des-Prés furent très étonnés de rencontrer, devant l'édifice sacré, une troupe de Bédouins accroupis sur la chaussée, fumant gravement de longues pipes à la manière orientale. 



Cette troupe était composée des locataires de la Childebert, une grande maison ainsi désignée parce qu'elle se trouvait rue Childebert*. Elle servait alors de repaire à une colonies de jeunes peintres, de sculpteurs, de poètes et de dramaturges, dont les exploits remplissaient de crainte tout le quartier. Ce furent eux qui imaginèrent de lancer dans les rues de Paris un gros dogue peint en tigre, après lui avoir préalablement attaché une casserole à la queue.
Privat d'Anglemont, qui s'est fait historien de cette maison, raconte que le séjour en était impossible à tout ce qui n'était pas artiste.
Ce carnaval perpétuel eut son apogée aux approches de la révolution de Juillet. C'était le temps de Nanteuil, de Théophile Gautier, de Murger, de Roger de Beauvoir, de Gérard de Nerval, dont les ébats troublaient régulièrement chaque nuit les habitants de la rive gauche.
Le 28 février 1830, à la première d'Hernani, , le grand Théo revêtit un gilet rouge qui devint célèbre dans les fastes du romantisme et dont il disait plus tard assez mélancoliquement: "Je ne l'ai mis qu'un jour et je l'ai porté toute ma vie."
C'est à la même époque qu'Alphonse Karr, un jour de première représentation à l'Odéon; paraît aux avant-scènes en habit noir avec un casque de pompiers. 



De 1830 à 1835, les Echos de Paris ne cessèrent de retentir de ses frasques.
Son originalité dépassait tout ce qu'on avait connu jusqu'à lui. Après s'être brouillé avec son père qui voulait le détourner de la littérature, il alla demeurer rue des Fossés-Saint-Victor, dans une mansarde où il se trouva fort incommodé par un voisin qui jouait de la flûte et continuait d'en jouer malgré les observations du jeune homme dans son travail.
Rempli de fureur, Alphonse Karr appela un jour un Auvergnat et lui ordonna de répandre dans sa chambre le contenu de son tonneau. Le voisin mélomane, qui habitait justement l'étage au dessous, monta en jetant les hauts cris:
- Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur? l'eau coule à flots chez moi!. C'est une inondation!
- Voilà qui me préoccupe peu, lui répond l'excentrique. Vous aimez jouer de la flûte, moi j'aime la pèche à la ligne. Chacun son goût!




A cette fantaisie, succéda une passion subite pour le luxe des civilisations orientales, on vit Alphonse Karr se transformer en vrai Croyant et recevoir ses éditeurs et ses amis dans le riche costume des Osmanlis. Bientôt après, il dévalisait les magasins de chinoiseries et s'attribuait les honneurs du mandarinat.
Las enfin de son pittoresque de bric-à-brac, ce Protée toujours inassouvi court les guinguettes des rives de la Seine et se fait canotier. A Montmartre, il devient horticulteur et cultive des jardins immenses. Il prend une hyène en guise de chien, mais il est obligé de s'en défaire, après quelques accidents dus à la férocité de l'animal. Il achète alors un superbe chien de Terre-Neuve qu'il confie à son nègre Cuir d'Ebène. Le chien fait des tours et le public émerveillé interroge l'Africain.
- Quel superbe animal. A qui est-il donc?
Et Cuir d'Ebène de répondre:
- Il appartient à maître à moi, messé Alphonse Karr.
C'est par centaines que l'on pourrait citer les traits bizarres semés par le jeune écrivain dans cette période de ses débuts littéraires.

                                                                                                                    Henri Plessis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 20 octobre 1907.

Nota de célestin Mira:

Caricature d'Alphonse Karr.

*

Paris 6ème, rue Childebert vers 1860.


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