samedi 7 juillet 2018

Jeanne Samary.

Jeanne Samary.


La Revue Illustrée avait demandé à M. Richard Paraire le portrait de Jeanne Samary; il devait être donné ici au moment où nous l'eussions applaudie au Théâtre-Français dans la Parisienne*. Qui nous eût dit, hélas! que ce fin médaillon ne serait plus aujourd'hui qu'un souvenir triste; que la mort, la stupide mort aurait passé par là, et qu'à l'aurore d'une saison théâtrale dont la pièce de Becque allait être un des premiers événements importants, la future créatrice de Clothilde succomberait, emportée en quelques jours par la fièvre typhoïde imbécile, compliquée de troubles au coeur et aggravée par le muguet, cette maladie des enfants jaseurs, s'attaquant à ces lèvres rouges et à cette bouche adorable!...



Jeanne Samary.

Nous avions assisté, par le plus grand des hasards, à son ultime représentation, il y a un mois. A peine de retour de vacances, tout comme l'eut fait Sarcey, nous entrâmes à la Comédie-Française, c'était le 1er septembre, et nous la vîmes encore une fois,la dernière, dans Suzanne de Villiers du Monde où l'on s'ennuie. Tour à tour émue et rieuse, spirituelle et profonde, emportée et réfléchie, elle était bien l'instrument idéal qui convenait à l'auteur de cette jolie comédie. Et feu Joseph Prudhomme, élève de Brard et Saint-Omer, n'eût pas manqué de dire que c'était le stradivarius dont Pailleron était le Sivori. Cela eût paru bête dans la forme, mais c'eût été vrai dans le fond.
Vous le rappelez-vous dans l'Etincelle, où le rôle de Toinon, qu'elle égayait de sa folle vivacité, fut une de ses créations les plus franchement applaudies et lui valut glorieusement, à vingt-deux ans, son titre de sociétaire? Vous vous souvenez que son entrée, dans la pièce, était accompagnée des aboiements d'un roquet à la cantonade. On n'a pas l'habitude au théâtre, de demander à ces animaux une réplique qu'ils ne se décideraient sans doute pas à donner... C'est pourquoi, , dans le principe, à chaque représentation de la comédie de M. Pailleron, Jeanne Samary amenait avec elle dans les coulisses son jeune frère Henri, encore élève au Conservatoire, qui, possédant à merveille l'art d'imiter le roquet, avait consenti à accepter ce rôle d'un nouveau genre, en attendant que l'avenir ne lui en taillât d'autres plus importants.
Dans la Souris enfin, pour épuiser la série de ses créations dans les œuvres de M. Pailleron, elle animait de sa verve éclatante et colorée le rôle de Pepa Raimbault, une honnête fille fin de siècle qui parle couramment la langue boulevardière. Elle était, comme toujours, le boute-en-train, la gaieté de la pièce, en cette petite Parisienne, Hispano-Batignollaise, qui "la connaît dans les coins" et méprise la campagne " parce qu'elle est trop loin de Bon-Marché". Ajoutons que la comédienne eut, ce soir-là, l'insigne honneur d'introduire l'argot dans la maison de Molière. Quelques personnes la trouvèrent un peu triviale. Mais relisez la pièce; le rôle veut cela. "La belle Écaillère", c'est ainsi que l'appelle son amie Hermine. Et de fait, Jeanne Samary était fort belle.
Les bras nus, et quels bras, ô Praxilète! ô Pradier!, les bras bus jusqu'à la naissance de l'épaule, le corps jouant avec des allures de panthère souple dans une tunique lâche, rouge pourpre de Tyr, séparée à la taille par une cordelière tombante, la voyez-vous encore dans la Femme de Socrate, où elle agrandit le rôle de Xantippe et l'élargit jusqu'aux proportions d'un type général et éternel: la femme créée, mise au monde pour être le tourment et le charme de l'homme de génie et du rêveur. Telle est visiblement d'ailleurs, l'intention du poète. Elle ne fit que la réaliser, mais avec quelle sûreté, quelle vigueur et quel tact jusque dans les emportements! Je ne sais, en dépit des habituelles emphases des oraisons funèbres, si Jeanne Samary fut ce qu'on appelle une "grande comédienne", n'abusons pas du mot, mais ce fut, à coup sûr, un incomparable tempérament d'artiste.
Banville, qui lui devait bien ça, l'avait, un jour, photographiée à miracle. "C'est, écrivait-il, la Nicole du Bourgeois Gentilhomme, devenue dame et modernisée, mais sans cesser d'être livrée en proie au fantastique démon du Rire. Jeanne Samary est et sera peut être toujours une enfant. Les épais brouillards blonds de sa chevelure tombent jusqu'à ses grands et gros yeux de myope, troubles et phosphorescents comme le flot de la mer turbulente. Le teint semble fait d'une pâte de roses-thé. Les lèvres sont d'un rouge sanglant et montrent dans un tyrannique éclat de rire le blanc cruel de ses dents. Le nez, qui au premier abord semble un nez sans malice, est, au contraire, tout ce qu'il y a de plus capricieux et à lui seul mobilise et rend spirituel ce visage, qui parfois, semblerait incohérent avec son regard toujours absent et égaré dans quelque rêve..."
Qui sait si ce regard ne pressentait pas une fin prématurée, à l'âge de trente-trois ans, en plein bonheur domestique, en pleine gloire artistique, à la veille d'une éclatante création?...
Les nécrologistes ont justement vanté, ces temps-ci, la très honnête femme, la mère admirable, voire même l'ingénieux écrivain des Gourmandises de Charlotte*. Nous nous contenterons de saluer d'un respectueux coup de chapeau la dernière soubrette de Molière. Avec quelle vois sonore et quelle verve entraînante ne jouait-elle pas merveilleusement la Toinette du Malade! Et comme, dans le Bourgeois, elle lançait avec une gaieté communicante les fusées de rire de la bonne servante! C'étaient des gammes ascendantes et descendantes, dont l'effet sur le public était irrésistible. Depuis Augustine Brohan, son illustre tante, on n'avait pas ri comme cela, affirmaient les anciens. "Ah: si vous aviez entendu rire Jeanne Samary!" dirons-nous à notre tour à nos enfants.

                                                                                                                Edmond Stoullig.






Revue Illustrée, juin 1890- décembre 1890.


 Nota de Célestin Mira.

* La Parisienne de Henri Becque, comédie en trois actes, présentée pour la première fois au théâtre de la Renaissance le 7 février 1885 et reprise à la Comédie-Française le 11 novembre 1890.




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Les Gourmandises de Charlotte de Jeanne Samary. (source BNF)

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