vendredi 22 juin 2018

Provinciale.

Provinciale.



I

Comme Blaise Pascal, alors? Oh mon Dieu! à peu près seulement. Je me flatte de ressembler à l'auteur des Pensées que par la pureté de mes mœurs et par mon horreur du cotillon... surtout quand il n'y a rien dessous. A cela près, je conviens que j'ai fait faire à l'hydrostatique bien moins de progrès que lui.
Dans la plus grande rue de la petite ville, la boucherie Dodu-Bittard étalait, en plein midi, ses barreaux d'un rouge criard auxquels pendaient des gigots et des aloyaux ruisselants. C'est un raffinement de cruauté ridicule chez l'homme que cette manie d'accabler de noms grotesques, après leur mort, les victimes qu'il a immolées à sa faim. Croyez-vous qu'il soit drôle, pour le bœuf de s'appeler miroton et, pour le veau, de s'entendre traiter publiquement de fricandeau? Mais les soucis de cet ordre n'étaient pas ceux de M. Dodu-Bittard, propriétaire de cette boutique.
M. Dodu-Bittard était un personnage politique, conseiller municipal, il régnait par la parole dans les assemblées. Cela ne l'empêchait pas de vendre à faux-poids, comme ses confrères, et de prodiguer à ses clients ce que les gens qui ont faim appellent dérisoirement réjouissance. Mais cette concession faite à l'esprit mercantile de ce temps, ce débitant de rouelle était un austère républicain et prêchait l'honnêteté dans la vie publique, ce qui est un moyen de ne pas l'emprisonner chez soi.
Vous voyez d'ici, n'est-ce pas? ce gros commerçant influent, gonflé, vaniteux et flatté par le pouvoir qui en avait besoin aux époques d'élection. Mais ce que vous voyez peut-être moins, à travers les grilles de l'étal et derrière un pied de capucines qui serpente autour, c'est madame Dodu-Bittard, la jolie bouchère, ayant la fraîcheur que donne au teint des femmes l'arôme du sang fraîchement versé. Celle-ci était une accorte bourgeoise, très enjôleuse, très habile dans son état, tout à fait appétissante, ambitieuse comme son mari, ayant appris le dessin et le piano en pension, enfin, parfaitement convaincue de son importance et méprisant les petites gens. Il la fallait voir trôner à son comptoir, comme si elle y eût rendu la justice. Elle l'emplissait d'ailleurs de ses charmes fermes et abondants. Ainsi l'apothicaire Vesdebringue en était-il prodigieusement amoureux.


II

C'est avec un singulier sourire de triomphe que M. Dodu-Bittard tendit à sa femme un joli morceau de velin sur lequel était écrit: "M. le comte et madame la comtesse de Mouillepertuis ont l'honneur d'inviter monsieur et madame Dodu-Bittard à venir passer la soirée en leur château de Mouillepertuis, le 14 octobre 1888. On dansera."
- Eh bien! madame? fit  le boucher.
Mais sa femme, sans paraître nullement surprise, lui répondit:
- Est-ce que cela vous étonne?
- Cependant, c'est un honneur...
- Tenez, vous me faites rire, monsieur Dodu-Bittard, et vous êtes encore aux préjugés des anciens temps. S'il y a aujourd'hui honneur pour quelqu'un, c'est pour les nobles, à qui la bourgeoisie tend une main généreuse. Vous n'ignorez pas, d'ailleurs, que ce M. de Mouillepertuis est candidat gouvernemental aux prochaines élections. Voilà pourquoi il vous flatte, mon cher mari, et je vous engage à lui tenir la dragée haute. Certes, nous accepterons cette invitation, mais nous saurons faire sentir que c'est nous dont on a besoin.
- Tu as, fichtre, raison, ma femme! conclut le boucher.
Mais en lui-même, il n'en demeurait pas moins ahuri de la démarche gracieuse dont il était l'objet, et il se préoccupa, tout d'abord, de faire bonne figure parmi les fils de croisés et les hauts fonctionnaires qu'il devait rencontrer au château de Mouillepertuis.
Madame Dodu-Bittard, tout en faisant la désintéressée, ne négligea pas le soin de la toilette qu'elle porterait ce soir-là. Elle se commanda, à Paris, chez une couturière en renom, une robe rose qui avait le décolleté fort bas. Personne n'ignora ce détail, dans la petite ville, et l'apothicaire Vesdebringue conçut un dépit extraordinaire de n'être pas invité à une fête où celle qu'il aimait prodiguerait à d'autres les trésors de sa beauté. 
Car il est temps de vous dire que la jolie bouchère était une fort honnête femme, et que jusqu'ici le pharmacien mélancolique en était pour les soupirs dont il ponctuait l'accomplissement de ses hydrauliques travaux. Aussi éprouvait-il, à l'endroit du mari de cette farouche personne, une de ces haines jalouses qui poussent un droguiste sentimental aux dernières extrémités.
Vous imaginez la tête sympathique qu'il fit quand, de son air le plus important, son voisin Dodu-Bittard lui vint dire:
- Ami Vesdebringue, je vais dans le grand monde, samedi, et aurais besoin d'avoir le visage éclairci par quelque régime rafraîchissant. Car je sais que la pâleur est une distinction et je me veux présenter à notre futur député avec tous mes avantages.
- J'ai votre affaire, ami Dodu-Bittard, répondit amèrement l'apothicaire.
Et il ajouta d'un air doucereux:
- Il suffira que deux heures avant le départ, vous preniez la potion que je vais vous composer. Je dis potion pour ne pas employer un mot obscène et discrédité depuis Molière. Mais ce n'est pas par la bouche qu'il faudra fumer cette pipe-là.
- Compris! fit en riant le boucher.
- Vous aurez grand soin de ne le point rendre, conclut le pharmacien, en le reconduisant jusqu'à la porte.
Et, rentré dans son laboratoire, ce Vesdebringue composa un quart de lavement à l'anis qui eût suffit à Éole pour continuer, à travers les mers, l'oeuvre farouche des tempêtes pendant vingt siècles, s'il vous plait.

III

Je ne vous ai pas encore parlé de madame la comtesse de Mouillepertuis. C'est pourtant une délicieuse personne et tout à fait à plaindre, comme vous allez le voir. Mariée à un gentilhomme ambitieux et rallié à nos institutions démocratiques, il lui faut, malgré ses instincts personnels de grande dame et son élégance native, s'encanailler pour les besoins de la cause et subir l'humiliation de sociétés qui sont pas son fait. L'invitation à monsieur et madame Dodu-Bittard lui avait paru, en particulier, quelque chose de monstrueux, et elle avait protesté de toutes ses forces; mais, comme c'était une épouse modèle, elle avait fini par se soumettre et se demandait, de bonne foi, ce qu'elle trouverait à dire à des invités d'une éducation si différente de la sienne.
Elle ne se doutait guère que, durant ce temps-là, la pétulante bouchère se demandait, de son côté, comment elle esbroufferait la comtesse. Ainsi la rencontre des deux femmes, de deux mondes bien différents, était-elle précédée de méditations aussi profondes que l'entrevue du Camp du Drap d'Or.
Enfin, le grand jour, ou plutôt le grand soir, arriva. Impatiemment attendue, par un tas de curiosités moqueuses, l'entrée de madame la conseillère municipale tourna à la déconfiture de toutes ces malveillances. On dut reconnaître qu'elle était tout à fait jolie et que les découpures de sa toilette s'ouvraient sur de sérieux appas. Les femmes pinçaient les bras de leurs maris qui regardaient la bouchère en coulisse, et madame la comtesse de Mouillepertuis qui était la gentillesse même, sourit très gracieusement à la nouvelle venue.
Durant ce temps, M. Dodu-Bittard s'avançait, majestueux comme un bœuf gras et tout à l'honneur qui lui était fait. M. le comte lui fit un accueil particulièrement aimable. Mais voici que l'ami du méchant Vesdebringue opérant subitement, le boucher sentit qu'il allait, malgré lui, tenir un discours qu'il n'est pas de bon goût de faire en société.
Vous me direz que tous les gens qui font de la politique ne sont guère remplis que d'un vent sonore, mais, par déférence pour leurs concitoyens, ils ne l'exhalent qu'à hauteur du visage. C'est de plus bas que partit la musique de ce satané Dodu-Bittard. 




Ce fut comme une canonnade qui lui éclata dans les jambes, et si inopinément qu'on le vit se frotter les mollets comme s'il avait peur d'avoir été blessé par l'explosion. Puis une sueur pale lui monta au front pendant qu'une rumeur faite d'indignation comique et de rires s'élevait autour de lui.
De la pièce voisine, madame Dodu-Bittard entendit le vacarme et le prit pour une manifestation enthousiaste soulevée par quelque discours de son époux. Elle en éprouva une fierté extraordinaire et, se retournant, avec un bel air de défi, vers la comtesse et les personnes qui l'entouraient:
- N'est-ce pas, mesdames, dit-elle sur un ton délicieusement insolent, qu'on ne dirait pas que mon mari est boucher?

Trente bonnes farces, Armand Silvestre, 1890, Ernest Kolb, éditeur.

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