lundi 18 juin 2018

La surprise.

La surprise.


                   A Georges Caïn.




I

Celle-ci, non plus, n'est pas pour les bégueules. C'est entendu.
Une fois, cependant, une seule fois par an, je me promets d'écrire une histoire pour les gens pudibonds. Les cafards et les chattemitteux me peuvent donc suivre comme les autres. Je leur mets en réserve un conte si honnête, si monstrueusement décent, si scandaleusement innocent qu'ils en jetteront leur Berquin au feu, comme corrupteur de la jeunesse*, et pour ne plus lire que moi.
Mais ce n'est pas encore leur tour aujourd'hui.
Par exemple, je me suis juré de ne jamais parler politique. Ce ne sera pas violer mon serment, n'est-ce pas, que d'insinuer que le vicomte de Castel Bidet, héros de la présente aventure, était un ennemi du gouvernement. Ce gentilhomme obstiné, dont les biens patrimoniaux avaient été vendus, habitant dans une petite ville que je ne nommerai pas pour n'en désobliger aucune, une grande diablesse de maison dans un faubourg perdu. Il y avait, pour seule compagnie, le ciel lui ayant accordé la grâce du veuvage, une belle fille de service, ayant la trentaine toutefois, mais appétissante en diable pour ce qu'elle était abondante et saine, très en chair, avec un nez impertinent, qui poussait aux idées folâtres. Alors, vous croyez que cet excellent vicomte?... Je ne crois pas, j'en suis sûr. Seulement notre Castel Bidet n'était plus à l'âge où l'on dit tous les jours sa messe amoureuse. Le dimanche, tout au plus, montait-il à l'autel et encore s'en tenait-il quelquefois aux premiers oremus de l'Introït. Ses litanies n'avaient plus qu'un saint et ce n'était pas souvent la fête. Alors, il avait un vicaire in partibus?... Ah! Mais si vous continuez à deviner tout ainsi, avant que je prenne la peine de l'écrire, je pose ma plume, j'allume une cigarette et c'est moi qui attends la fin du récit.
Contrairement aux usages ecclésiastiques, mais en conformité au catéchisme des cocus, il ne connaissait pas ce vicaire. Ce collaborateur anonyme était un palefrenier du voisinage, dont la fenêtre donnait, à travers la rue au pavé herbeux, sur les fenêtres de la demeure du vicomte. Eh! quoi! m'allez-vous dire, honorée des faveurs d'un descendant des croisés, Augustine, ainsi se nommait la belle fille, consentait aux familiarités d'un vilain! Son excuse à cet encanaillement manifeste était que Babolein, cet assesseur invisible de son maître, était d'un zèle beaucoup plus actif, également prêt toujours à chanter Vespres comme un chantre, ou à entonner Matines comme un coq. Vous entendez bien! les offices dont je parle et qui n'ont pas coutume d'être sonnés à grand carillon.
Et maintenant, oyez où la haine des institutions de son pays, combinée avec l'amour d'un palefrenier et d'une servante, peut entraîner un galant homme et surtout ceux à qui il offre l'hospitalité.

II

Cette passion anti-républicaine se traduisait, chez le vicomte de Castel Bidet, dans une forme aussi ingénieuse que pratique. Il entendait prendre l'Etat par la famine, en lui soldant le moins possible d'impôts. Aussi avait-il fait boucher une bonne partie des pertuis extérieurs de sa maison pour payer moins de portes et fenêtres. Il ne buvait que de l'eau pour échapper à la contribution qui frappe les boissons. Il consommait, sous forme de tabac, dans le seul but de ruiner la régie, des feuilles d'anis roulées qu'il recueillait dans son jardin. Il prétendait que ce genre de cigares ne lui dégageait pas la poitrine seulement et lui permettait d'exhaler un peu de sa fumée en musique. Enfin, et j'attire surtout votre attention sur cette dernière curiosité, il faisait lui-même ses allumettes, employant à cela une pâte phosphorée de sa composition et dont il croyait avoir trouvé seul l'emploi.
En quoi, il se trompait, mes petits buveurs de vin doux, car j'espère bien que vous n'avez pas laissé la vendange passer sans mouiller vos lèvres à ce nectar rafraîchissant; enfin, la copieuse Augustine avait trouvé, elle aussi, une application de cette pâte insurrectionnelle, et à laquelle son maître n'avait pas pensé certainement.
Elle utilisait la propriété connue du phosphore de luire dans l'obscurité pour correspondre mystérieusement avec son galant Babolein, et cela le plus simplement du monde. Comme elle ne recevait celui-ci que la nuit, et une fois le vicomte endormi, elle écrivait, durant le jour, sur un large tambour de basque tombé là on ne sait d'où. Les caractères demeuraient invisibles tant que durait la clarté solaire; mais le soir une fois arrivé, il suffisait de frotter la peau d'âne avec la main pour les faire ressortir en flammes bleues, et, de sa croisée, le larron d'honneur pouvait fort bien lire, à la croisée de sa mie: Frappez deux coups ou : Frappez-en trois, ou quelque autre signal qu'elle lui indiquait pour révéler sournoisement sa présence à la porte. Ces inventions ingénieuses sont fréquentes entre amoureux, et celle-là n'est pas plus sotte qu'une autre vraiment. 





Le palefrenier, qui avait de l'esprit naturel, lisait même entre les lignes de la commande et se préparait à plus ou moins de vaillance suivant le chiffre choisi par la fantaisie de sa maîtresse. Chacun entend, après tout, le mot: frapper, à sa façon! Honni soit qui mal y pense!


III

Les choses allaient de ce train, tout à fait édifiant pour la morale dont je suis l'esclave avant tout, quand le vicomte de Castel Bidet reçut de son vieil ami, le vidame de Gentilbouzin, une lettre qui le troubla infiniment. Cet autre enfant des preux, son plus cher camarade de jeunesse, lui demandait un service inattendu vraiment. En annonçant à son féal compagnon d'autrefois le mariage de sa fille bien-aimée, Laurence, avec le jeune baron de Cuirafessier, il lui demandait instamment de prêter sa propre maison, à lui, Castel Bidet, je vous prie, pour la cérémonie de la nuit de noces. L'antique jobard, c'est ce gentilhomme que je veux dire, ne voulait pas de l'hospitalité d'un hôtel pour les pudeurs défaillantes de son enfant. Il avait rêvé à cette moisson de lys, le décor tranquille d'une maison provinciale et surannée; à cette hécatombe le toit fraternel d'un second père (je cite ses propres expressions), et le Castor dont il avait été autrefois le Pollux (c'est toujours lui qui parle) pouvait seul lui rendre cet important service.
Augustine poussa les hauts cris quand son maître lui révéla cette impertinente démarche. C'était une horreur! Tout allait être bousculé dans la maison! On croirait qu'on égorge quelqu'un dans le quartier. La servante-maîtresse eut beau gémir et se mettre en colère, le vicomte avait le culte de toutes les fidélités. C'était, comme vous le voyez, une fière démarche. Il éleva la voix à son tour, ce qui lui arrivait rarement comme le reste, et, après une belle citation du traité de Amicilia de Cicéron, suivi de considérations admirables sur les devoirs de l'homme en général et du gentilhomme en particulier envers ses compagnons d'enfance devenus plus tard ses compagnons d'armes, il intima à la récalcitrante Augustine l'ordre de tout préparer, pour bien recevoir les deux surnuméraires du mariage qui lui allaient arriver, et pour leur mise immédiate aux appointements conjugaux lesquels s'inscrivent, comme on sait, sur un registre à couche. On ne m'accusera toujours pas de dire les choses trop crûment.
Augustine, furieuse, accomplit elle-même sa prophétie en mettant tout à sac dans le pauvre logis. Car vous avez remarqué comme moi, qu'il était toujours prudent de réaliser ses prédictions soi-même. Ce fut un tohu-bohu magistral, un vacarme sans nom. Jamais le lit de l'Amour ne fut fait par la Mauvaise Humeur avec un tel brouhaha. Elle rêva les plus infernales vengeances; elle saupoudrerait les draps de poil à gratter. Elle fourrerait des réveille-matin dans les oreillers... Une fusée de mauvais projets qui s'envola sans rien laisser derrière elle que quelques jurons et quelques blasphèmes. Car c'était une bonne fille au fond, que cette gaillarde aux charmes rebondissants.
Le lendemain, dans une façon de coche tout à fait ridicule, arrivait le jeune baron de Cuirafessier, sa fiancée, notre bourrique de vidame, son père,  et sa tante Philémon, douairière, une vieille sempiterneuse, comme disait Rabelais, qui devait donner à l'innocente Laurence les derniers renseignements concernant son nouvel état.


IV

La servante leur servit, comme vous pouvez le penser, un détestable repas. Elle n'avait qu'un souci depuis l'arrivée des nouveaux venus: recevoir Babolein tout de même dans la soirée. Elle avait jugé que le plus prudent, pour qu'aucun bruit ne fut entendu, était de laisser la porte entr'ouverte, et l'instruction qu'elle devait donner à son galant par le procédé ordinaire et sur le tambour de basque lumineux, le mettrait au courant de cette particularité. Les caractères écrits à l'avance et encore obscurs avaient été tracés sur le silencieux instrument. Puis elle avait repris sa besogne, continuant à tout bousculer pour rendre la maison insupportable et perdant la tête elle-même à force de la vouloir faire perdre aux autres. Mais qu'importe aux vrais amants le bruit même de la tempête grondant autour du frêle esquif où s'est embarqué leur bonheur!
Le jeune baron n'en contemplait pas moins Laurence avec des yeux où se consumait l'impatience, et la jeune fille n'en faisait pas moins un tas de minauderies aimable à celui qu'elle croyait aimer.
L'heure vint enfin où la tante Philémon, douairière, dut emmener la tremblante épousée dans la chambre conjugale pour aider à sa dernière toilette et lui prêcher les suprêmes résignations. Vous ne seriez pas fâchés, n'est-ce pas? d'assister, par le menu, au déshabillé de cette pucelle? Il vous plairait de voir tomber, une à une, les fleurs d'oranger de son front dépouillé du voile, puis, de son corset lentement dégrafé, et, avec agrément même, en verriez-vous tomber quelqu'une dans les plis entrebâillés de ses jupes prêtes à s'abattre sur ses jolis pieds chaussés de satin. Et, sans vous offenser encore, prêteriez-vous l'oreille à cet autre murmure, fait non des gémissements de la soie, mais des paroles bredouillées à l'oreille par la vieille dame effectuant autour de la candeur immaculée de Laurence, ce même travail de dépouillement que ses doigts tremblants hâtaient autour du corps charmant de la jeune fille.
Mordieu! messieurs, pour qui me prenez-vous, et, croyez-vous donc que je n'aie aucun respect de la sainte institution du mariage à laquelle, nous autres célibataires, nous devons tant de plaisir? Devinez tout cela, si vous le voulez. Mais je ne me charge pas de vous l'apprendre. Sachez seulement qu'à l'instant critique même où venait de tomber la chemise de jour de l'épousée, tandis que sa chemise de nuit ouvrait ses ailes de batiste au-dessus de ses bras levés en l'air, la révélation suprême que lui fit sa vénérable tante, la fit tomber à la renverse sur un fauteuil.
Cela fit: pan! un pan! faisant honneur au derrière qui s'écroulait.
Le maudit tambour de basque qu'Augustine avait entraîné là, dans le désordre des derniers apprêts, et qu'elle allait chercher tout à l'heure avec un anxiété si impatiente.
Mademoiselle de Genttilbouzin était si émue qu'elle ne fit même pas attention à cette musique.

V

Le fiancé entre dans une obscurité complète, la dernière pudeur de la fiancée n'ayant même pas toléré la veilleuse, amie des bourgeoises tendresses. C'est à tâtons qu'il marche, frémissant de désir vers le lit; qu'il en soulève les draps d'une main tremblante; qu'il touche au hasard ce qui lui vient sous la main. Il ne tombe pas maladroitement. Deux formes merveilleusement rondelettes et trop accusées pour être de simples nénés. La farouche enfant s'est couchée sur le ventre. Le baron accentue le toucher et recule épouvanté de lire, comme un nouveau Mané Thécel Pharès*, s'écrivant, sous ses doigts, dans une petite fumée bleue, ces mots extraordinaires, fatidiques, monstrueux, laissés par le phosphore encore humide du tambour sur le délicieux séant de mademoiselle Laurence: Entrez sans frapper.


Trente bonnes farces, Armand Sylvestre, 1890, Ernest Kolb, éditeur.


* Nota de Célestin Mira:




* Dans le Livre de Daniel, Balthazar, le dernier roi de Babylone, assiégé par Cyrus dans sa capitale, se livre à une orgie avec ses courtisans ; par une forfanterie d'impiété, il fait servir sur les tables les vases sacrés que Nabuchodonosor avait autrefois enlevés au temple de Jérusalem. Cette profanation à peine commise, le monarque voit avec épouvante une main qui trace sur la muraille, en traits de flamme, ces mots mystérieux : « Mane, Thecel, Phares » («Mené, Teqel et Parsîn» en hébreux soit « compté, pesé, divisé ») que le prophète Daniel, consulté, interprète ainsi : « Tes jours sont comptés ; tu as été trouvé trop léger dans la balance ; ton royaume sera partagé ». Dans la même nuit, en effet, la ville est prise. Balthazar est mis à mort et la Babylonie partagée entre les Perses et les Mèdes



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