jeudi 31 mai 2018

Les soirées de la rue Thérèse.

Les soirées de la rue Thérèse.


En 1834, il existait au centre du vieux Paris un quartier peu fréquenté, très retiré, la butte des Moulins. Là se trouvait cachée la rue Thérèse, près de la rue Traversière, habitée longtemps par Voltaire, de la rue d'Argenteuil, où Pierre Corneille passa toute sa vie, des rues des Moineaux et des Mulets, ces deux dernières disparues aujourd'hui par suite de l'ouverture de l'avenue de l'Opéra. A cette époque la rue Thérèse, éclairée le soir par un réverbère fumeux, sans aucune boutique, solitaire et silencieuse, semblait un coin perdu de la province.
Toutefois, l'aspect de cette rue se modifiait un peu les dimanches soir, de huit heures à minuit; quelques voitures s'arrêtaient au n° 14; des personnes à pied, jeunes pour la plupart, s'y croisaient avec elles; on montait au troisième étage et, pénétrant dans un étroit vestibule, on recevait du maître de la maison le plus aimable et le plus cordial accueil.
On était chez Firmin*, de la Comédie-Française.
L'appartement qu'il occupait rue Thérèse était des plus modestes; une antichambre donnant dans la chambre à coucher avec alcôve, dont le lit disparaissait pour faire place au piano, puis un petit salon à une seule fenêtre et plus long que large. Voilà tout se que trouvaient ses nombreux amis du théâtre et de la littérature, qui chaque dimanche venaient passer quelques heures dans ce milieu si rempli d'attrait.
A cette époque, Firmin, créateur de Saint-Mégrin, d'Hernani, de Don Juan d'Autriche, réunissait dans son salon tous les jeunes talents qui cherchaient à se produire et qui, toujours, y trouvaient la plus chaleureuse sympathie. Tantôt c'était Monpou, élève de Choron, organiste à Tours, à Saint-Nicolas-des-Champs, à Saint-Thomas-d'Aquin, à la Sorbonne avant 1830, jetant à cette époque la musique religieuse aux orties, se mettant à faire des romances sur des poésies de Victor Hugo et d'Alfred de Musset, et venant nous chanter, avec sa voix ingrate, mais avec une verve et un entrain de tous les diables, l'Andalousie, les Deux Archers, Madrid, et tant d'autres chansons que tout Paris fredonnait, mais dont la première, qui fit tout d'abord sa réputation, fut vendue par lui vingt-cinq francs*!


Monpou.

"Sa chanson, dit Janin, était la chanson universelle. Sur un piano, vous reconnaissiez ses romances à leurs lithographies et à leur épigraphe. Ce n'étaient que femmes échevelées, damnés qui brûlent au fin fond de la mer, mais d'un autre feu; M. Monpou s'était même élevé, pour son propre compte, à la beauté de la tête de mort. Au repos, il était laid à faire envie aux plus horribles visages... Lorsqu'il chantait, il était laid à faire peur."
C'était Gigoux, qui se faisait connaître par son illustration de Gil Blas; Charles Plantade, venant sur le tard et nous chantant l'inénarrable Baptème du p'tit Ébénisse, enlevé plus tard avec tant de verve par Berthelier:

Que j'aime à voir, autour de cette table, 
Des scieurs de long, des ébenisses,
Des entrepreneurs de bâtisses
Que c'est comme un bouquet de fleurs!




Charles Plantade.

C'était Mme Casimir, l'amie de la maison, la créatrice du Pré aux clercs, oubliant son talent pour se mettre au piano et nous faire danser.
Arnal venait aussi quelquefois chez Firmin. il était dans le monde aussi gai et causeur que ses camarades le trouvaient maussade et grincheux dans ses relations avec eux.



Arnal.

A ce moment, pensionnaire du Vaudeville depuis sept ans, il y attirait la foule dans le joyeux répertoire de Duvert et Lauzanne, qui, écrivant au baron James de Rothschild, signaient: les caporaux de la littérature au maréchal de la finance.
Arnal trouva l'un  de ses grands succès dans une pièce tirée d'un roman de Paul Kock, dont le titre, emprunté à Molière, fut modifié sur l'affiche. Il y était étourdissant de gaieté, et la salle entière éclatait de rires et d'applaudissements lorsqu'au deuxième acte il entrait joyeux, une fleur à la boutonnière, en s'écriant: "Je le suis! de par l'arrêt de la cour, je le soé!"
Ce fut encore chez Firmin que je vis pour la première fois Levassor, jeune alors, et auquel plus tard, en 1845, je pus être utile pour une représentation à son bénéfice, à Ostende, où j'accompagnais, à titre de secrétaire particulier, le baron de Rothschild. 


Levassor.

Levassor, très aimé du public, jouait à la fois les conscrits et les invalides, les paysans et les milords. Il se créa une réputation et une fortune dans la chansonnette, au Palais-Royal. Ce théâtre, alors, était loin de faire ses frais, malgré une excellente troupe, et, tout à coup, les fauteuils d'orchestre, vides d'ordinaire, se remplirent à neuf heures. Imitant tous les genres, reproduisant tous les types, il était surtout remarquable dans le rôle de l'Anglais gentleman. Costume, démarche, maintien étaient irréprochables. L'un de ses plus vifs succès fut: Le Petit cochon de Barbarie. Grave et sérieux, il annonçait le titre de sa chansonnette: le Petit cochon de Barbarie. "Aô! qu'il était gentil, le petit cochon de Barbarie, quand il était assis sur son petit bienséant". Et il racontait ses joies d'enfance, ses jeunes amours, puis son visage s'enfunébrait et sa voix tremblait en articulant ces mots: "Il est mort le petit cochon de Barbarie!". Une pause, et reprenant courage: "Je lui ai fait un petit mausolée... avec un petit pitafe." Une pause. "Voici le petit pitafe: Ci-gît le petit cochon de Barbarie, le dernier amour à moâ!".
Or donc, le dimanche gras de 1834, il y avait grande animation chez Firmin; on ne devait être admis que déguisé, et la soirée durerait jusqu'à une heure du matin! On dansait beaucoup à Paris, à cette époque; tous les théâtres ouvraient leurs portes pendant le carnaval. Pas un restaurant de barrière qui n'eût un violon, et, de tous les côtés, le fameux galop de Gustave * entraînait ses adeptes. Dans le ballet, un quadrille représentant un jeu de cartes avait eu beaucoup de succès. On me fit chez moi un costume en escot, représentant le valet de carreau, peint d'un côté et complètement blanc de l'autre. Je dois avouer qu'il eut beaucoup de succès et me valut bien des compliments.
A dix heures, les deux salons étaient déjà pleins, et c'est avec bien de la peine que mon vis-à-vis et moi pouvions parvenir à échanger nos danseuses. Léontine Fay* et Louise Despréaux*, ayant alors vingt-trois et vingt-cinq ans et dans tout l'éclat de leur beauté et de leur talent.
En 1819, Talma*, dans une de ses tournées de province, avait eu l'occasion de voir et d'entendre, dans un rôle d'enfant, la petite Despréaux, âgée alors d'une dizaine d'années: il lui avait reconnu une telle intelligence pour le théâtre, qu'il l'avait fait venir à Paris avec sa mère et lui avait donné des leçons; lorsqu'il l'avait jugé en état de paraître en public, il l'avait débuter et engager aux Français.
A la mort de Talma en 1826, Mlle Mars* et Mlle Mante, qui ne pouvait souffrir aucun jeune talent auprès d'elles, se liguèrent contre Mlle Despréaux pour ne lui laisser jouer aucun rôle du répertoire, et firent tant qu'elle dut quitter le Théâtre-Français pour le Gymnase, où elle créa cette même année 1834 le rôle de la lectrice, dans la pièce de ce nom, de Bayard.
A propos de cette jalousie de Mlle Mars contre Mlle Despréaux, Alexandre Dumas, dans ses Mémoires, raconte une anecdote assez curieuse:
On sait toutes les discussions, les querelles de Mlle Mars avec Victor Hugo pendant les répétitions d'Hernani. Un jours, c'était le vers:


Vous êtes mon lion, superbe et généreux.

qu'elle voulait à toute force remplacer par:

Vous êtes mon seigneur, superbe et généreux.

Un autre jour, c'était au commencement de la fameuse scène des Portraits, scène assez longue, pendant laquelle Mlle Mars en scène n'avait rien à dire. Interrompant la répétition et s'avançant vers le poète: 
"Monsieur Hugo, rendez-moi donc un service! 
- Avec grand plaisir... Lequel? 
- Celui de me dire ce que je fais là, moi. 
- Vous écoutez, madame;
- J'écoute... Je comprends, je trouve que j'écoute bien longtemps. Ne pourriez-vous pas raccourcir la scène?
- Impossible, madame.
- Ah! N'en parlons plus."
Et le lendemain, c'était à recommencer. Hugo était à bout de patience. Un jour, après la répétition, il s'avance vers Mlle Mars et lui demande un moment d'entretien. Elle le conduit au petit foyer:
"Eh bien, que me voulez-vous?
- Je viens vous redemander votre rôle.
- Comment, le rôle de Doña Sol?"
Hugo s'inclina.
" Et si je ne le joue pas, qui le jouera?
- Oh mon Dieu, madame, la première personne venue... Mlle Despréaux, par exemple. Elle n'a pas votre talent, sans doute, mais elle est jeune, jolie; sur trois conditions que le rôle exige, elle en réunit deux, et puis elle aura pour moi la considération que je mérite.
- Mlle Despréaux! Mlle Despréaux! Ah! Par exemple! je le garde votre rôle, je le jouerai, et comme personne ne vous le jouerait à Paris, je vous en réponds."
Hugo avait donné une leçon, il n'insista pas, et Mlle Mars joua admirablement le rôle le soir de la première représentation.
Revenons à la soirée de Firmin; le monde se succédait, venant serrer la main au maître de la maison, puis repartant pour d'autres soirées, quand Alexandre Dumas fils fit son apparition tout de noir habillé! Ce ne fut qu'un cri tout d'abord; mais on ne lui tint pas longtemps rancune, et il fut bientôt entouré dans le petit salon, où il vint s'asseoir sur un canapé à côté de Suzanne Brohan*, âgée alors de vingt-sept ans, déjà célèbre par sa création de Marion Delorme dans Marie Mignot, et qui venait de débuter aux Français dans le rôle de Suzanne du Mariage de Figaro, avec un succès qui prit les proportions d'un triomphe. La danse avait cessé; je m'étais faufilé devant la cheminée, où j'assistai pendant près d'un quart d'heure à une lutte de mots, de réparties entre l'étincelant causeur et la plus spirituelle de nos soubrettes, quand tout à coup une douleur piquante au mollet me fit tressaillir et pousser un cri involontaire. Je me retourne vivement, et je vois sur la banquette près de moi Mlle Thénard*, du Vaudeville, qui se redresse et dit à sa voisine en souriant: "J'ai perdu, ils sont vrais!" Je ne savais quelle contenance tenir, quand heureusement les accords du piano me permirent de me sauver à la recherche de ma danseuse.
Il était minuit; la fin des spectacles avait permis à quelques actrices de monter chez Firmin; un quadrille commence, et je me trouve avoir pour vis-à-vis Mlle Plessy, en son costume de Fanchette du Mariage de figaro, qu'elle venait de jouer à la Comédie-Française. 


Mlle Plessy.

Ce fut un éblouissement pour tout le monde que ce visage rose et frais, pétillant de finesse et de grâce. Elle avait quinze ans, étant née en 1819, et avait débuté, quelques jours auparavant, à la Comédie-Française, dans le rôle d'Emma de la Fille d'Honneur, d'Alexandre Duval, rôle crée par Mlle Mars. J'avais assisté à la première représentation avec un billet de l'auteur, que je connaissais. Son brillant succès me fut un sujet de conversation que je ne laissai pas échapper dans cette soirée chez Firmin.
Singulière et curieuse figure que celle d'Alexandre Duval*. Marin à dix-sept ans, étudiant en droit, ingénieur des ponts et chaussées, secrétaire de la députation de Bretagne, architecte, peintre de portraits des députés de l'Assemblée générale à deux écus par tête, acteur au Palais-Royal, volontaire au bataillon des artistes, blessé aux combats de l'Argonne, de Jemmapes et de Valmy, il revient à Paris, entre comme acteur au Théâtre-Français, est nommé secrétaire de la Compagnie et se retire vers 1804 pour devenir exclusivement auteur dramatique. Son bagage littéraire est considérable, car pendant près de vingt ans il obtint de nombreux succès, tant au Théâtre-Français qu'à l'Opéra-Comique, ramenant la franche gaieté à la Comédie. Le 17 février 1802, la première représentation d'Edouard en Ecosse fut un véritable triomphe et produisit un tel bruit dans Paris, que Bonaparte, alors premier consul, voulut voir ce drame. Quelques bons amis lui firent entendre que l'auteur n'avait traité ce sujet que pour attirer l'attention du public sur les malheurs de la famille des Bourbons. Le soir de la deuxième représentation, un ordre de Fouché, ministre de la police, défendait à l'acteur qui jouait le rôle d'Edouard de prononcer la phrase: "Je ne bois à la mort de personne." Supprimer la scène était impossible; Alexandre Duval dit seulement à l'acteur de ne pas dire le mot, mais de briser son verre comme il l'avait fait à la première représentation. La scène produisit le même enthousiasme que la veille. Le lendemain, la pièce était interdite, et Alexandre Duval exilé ne put rentrer en France qu'en 1814, après la chute de l'Empire.
Sous la Restauration, son théâtre resta en partie au répertoire, et j'eus ainsi l'occasion d'aller souvent au Théâtre-Français et à l'Opéra-Comique voir Edouard en Ecosse, les Héritiers, le Maître de Chapelle, la Fille d'Honneur, la Jeunesse de Richelieu, le Prisonnier, les Projets de Mariage, Maison à Vendre, le Tyran domestique, etc.
Un jour, en 1829, j'eus bien peur d'être privé de ce grand plaisir; voici à quelle occasion. Camarade de collège à Louis-le-Grand avec Théophile Gautier, mon aîné de deux ans, j'avais assisté, grâce à lui, à la première représentation d'Hernani


Théophile Gautier.

Ce que l'on appelle la bataille d'Hernani* n'est pas précisément la première soirée. Une grande partie de la salle appartenait aux porteurs de la fameuse griffe Hierro*, qui étouffaient sous leurs applaudissements et leurs cris les protestations qui partaient du balcon et des loges. Le lendemain, les feuilletons, pour la plupart, attaquèrent vivement la pièce. Jay, Fulchiron, Liadières, Viennet, protestèrent au nom de l'Académie, et pendant trente représentations le combat se renouvela furieux, acharné. J'étais retourné à la troisième. Les passages suivants:

Serait-ce l'écurie où tu mets d'aventure
Le manche du balai qui te sert de monture?
Mais à ce qu'il paraît
je ne chevauchais pas à travers la forêt...
Oui, de ta suite, ô roi, de ta suite!- J'en suis!

applaudis avec rage par le parterre tout entier debout, hués par le balcon avec emportement, les acteurs en scène immobiles regardant et écoutant: l'hémistiche:

Vieillard stupide! Il l'aime!

qu'on continuait à vouloir entendre

Vieil as de pique! Il l'aime!

surexcitaient la fureur. Placé au premier rang du parterre, j'étais monté debout, non sur ma banquette, mais sur le dossier même, et je m'escrimais de mon mieux de la voix et du geste contre deux spectateurs placés non loin du balcon, lorsque tout à coup l'un d'eux se retourne de mon côté, et j'aperçois Alexandre Duval! Je n'eus que le temps de m'effondrer à terre pour éviter d'être vu. Je fus quelque temps sans oser retourner lui demander des billets, mais enfin l'amour du théâtre triompha de ma peur et son accueil me fit voir qu'il n'avait rien vu ou qu'il avait tout oublié.
C'est l'aimable souvenir de Mlle Plessy, mon charmant vis-à-vis, qui m'a amené à parler d'Alexandre Duval. Bientôt, quoique la pendule du petit salon eût été arrêtée par une main indiscrète, Mme Firmin commençait déjà à éteindre les bougies, et chacun se retirait charmé de cette aimable hospitalité, en se promettant de revenir le dimanche suivant aux soirées de la rue Thérèse.

                                                                                                                          Charles Vendryes.

Revue illustrée, juin 1890- décembre 1890.

* Nota de Célestin Mira:




Firmin dans "Henri III et sa cour".







Mlle Léontine Fay.





François-Joseph Talma par Léopold Boilly.


Mademoiselle Mars.

Suzanne Brohan.


Mlle Thénard. Atelier de Nadar.
(Source: Ministère de la Culture.)


Alexandre Vincent Pineux dit Alexandre Duval.


La bataille d'Hernani par Chéreau Albert Besnard.


Bataille d'Hernani.

* Afin de laisser la liberté au parterre de s'exprimer, Victor Hugo avait fait supprimer la "claque" rémunérée. La jeunesse romantique décida de la remplacer. Pour ce faire, Gérard de Nerval distribuait des petits carrés de papier rouge: 
"Chacun reçut pour passe un carré de papier rouge, timbré d'une griffe mystérieuse inscrivant au coin du billet le mot espagnol Hierro qui veut dire fer. Cette devise, d'une hauteur castillane appropriée au caractère d'Hernani signifiait qu'il fallait être, dans la lutte, franc, brave et fidèle comme l'épée."(Théophile Gautier, Victor Hugo, 1902 posthume)

mardi 29 mai 2018

Etude.

Etude, par Lovera.

Etude, par Lovera.

Revue illustrée, juin 1890-décembre 1890.

A Paul Verlaine.

A Paul Verlaine.


Mon cher maître et ami, 


La Revue Illustrée me demande quelques notes sur vous. Votre biographie? Qu'importe au public puisqu'il n'a pas su vous donner le succès de vente qui, précisément, eût amélioré votre vie. Une étude critique de votre oeuvre? Mieux vaudrait alors utiliser ces belles pages de Revue à reproduire quelques centaines de vos vers divins. Que dirai-je de Sagesse que tous nous n'en ayons écrit et qui donne une image suffisante de cette oeuvre si belle et si triste! Vous habitez, mon cher Verlaine, un hôpital bâti sur pilotis à l'extrémité de Paris, dans des quartiers trop éloignés pour que je puisse tous les dimanches, comme je le voudrais, aller causer avec vous des choses populaires que vous sentez si profondément, vous, le familier des quartiers de la Bastille et des vulgarités du Paris mondain ou intellectuel qu'à vingt-cinq ans de distance nous traversons l'un et l'autre, en étrangers.



Paul Verlaine.

Vous n'écrivez que pour noter vos émotions; vous êtes purement un passionné chez qui les impressions de la vie se prolongent en formules artistiques. Vous êtes rempli d'indifférence pour tous les bureaux d'esprit; vous répugnez à être d'aucun des groupements sociaux. Vous vivez, porté par vos appétits, jamais par des projets de vie; personne n'attacha jamais moins d'importance à ce que recherchent tous les civilisés: situation, argent, notoriété. C'est pour ce parfait désintéressement que j'aime votre âme, jolie comme l'âme d'un enfant.
Ceux qui lisent vos vers rangés par ordre de date, avec quelque pratique de vos ironies, discernent aisément, sous les formules mystiques et sensuelles, la parfaite naïveté de votre coeur, votre bonhomie. Ce journal intime, voila qui vaut bien, n'est-ce pas, pour révéler le caractère d'un homme, trente-six plaisanteries saugrenues et truculentes dont il se plaît à mystifier la plupart de ses contemporains. Aussi, mon cher maître, êtes-vous aimé et entouré plus qu'aucun artiste par vos lecteurs, par ces jeunes gens, décadents ou symbolistes qui sont eux-mêmes, après toutes les plaisanteries des gens mal renseignés, des esprits délicieux.
Moréas et Tailhade sont des poètes d'une sensibilité et d'une splendeur incomparables; pour ma part, je les admire à l'égal des maîtres fameux de ce siècle. C'est avec eux qu'il y a six ans, je vous apportai mon premier hommage. Nous venions de déterrer, non sans peine, Sagesse, chez un éditeur catholique du quartier Saint-Sulpice, qu'il fallut longtemps harceler pour qu'il cherchât dans ses caves cette merveille invendue.
Autour de vous s'est formé un petit groupe qui est à mon goût le plus intéressant de ces cinq dernières années. Ces camarades de qui la sympathie m'est précieuse ont, pour se faire apprécier, le temps et l'émulation qui les unit; ce semble qu'on cesse de les railler à outrance pour les étudier et parfois les féliciter; ce serait plus intelligent de la part des publicistes. Du tâtonnement où on les voit, du moins ne faut-il pas qu'il rejaillisse la moindre défaveur pour vous, mon cher Verlaine. Jusqu'alors, ils ont pu négliger de parfaire quelque chef-d'oeuvre, c'est assez la coutume des jeunes gens de différer cette formalité.
Au surplus,  je n'ai pas cette naïveté de croire votre oeuvre inconnue avant les "manifestations décadentes", mais ces nouveaux venus ayant ce double caractère de repousser les rhétoriques en vogue et de chérir toutes les formes de l'instinct (d'où ce qu'on nomme leur mysticisme), devaient exalter plus qu'aucun vos vers, ces confessions écrites pour vous-mêmes, sans développement d'idées et avec une déroutante spontanéité.
Aucune dissertation, des petites impressions, et sincères, voilà où je vous aime. Que d'autres fassent à leur tour de cette façon, qui vous est instinctive, un procédé, une rhétorique, vous vous en souciez peu; et pour moi, j'aime vos rythmes, non parce qu'ils sont la dernière nouveauté en prosodie, mais pour ce qu'ils expriment de votre âme et de votre conception de la destinée. C'est là toujours que j'en reviens. Je consens à prendre ma part de la vaine pâture intellectuelle qu'offrent les grandes routes du romantisme et du naturalisme, mais c'est sur votre petite prairie que je me trouve à l'aise. Elle est un peu à l'écart, tant mieux; peut-être la quitterai-je si toute la ville vient y danser le dimanche.
Votre succès, tardif et toujours incertain, ne tient, j'en suis assuré, à aucune circonstance de votre vie. Vous êtes né différent et fait pour l'isolement, car votre épiderme se froisse de tout ce qui réjouit les hommes sans tact, les Barbares. Ceux de votre race savent que l'échelle sociale ne correspond nullement à l'échelle de l'âme, et que les plus honorés manquent trop souvent de ce délicieux bohémianisme d'esprit, générosité, fantaisie et indulgence qui est toute la noblesse. Les nuances qu'ils goûtent n'ont rien de commun avec les grosses qualités requises par le vulgaire, et même elles les contredisent. Ils exaltent en effet la sincérité (qui passe pour cynisme), le dédain (qui choque) et le parfait désintéressement (qu'on nomme paresse, impuissance et qu'on méprise). Ils ont un dégoût spécial de ce qui est le fondement de la société actuelle: remplir une fonction. Ils sont écœurés par ce qui paraît le plus respectable à tant de personnes, la pionnerie: lourdeur d'esprit, vulgarité de la morale, aucune délicatesse dans le sentiment, suffisance dans les propos et insuffisance dans le sourire.
Pour vous, mon cher Verlaine, vous cultivez vos passions et vous chérissez tous les êtres instinctifs; c'est en cela que je vous prie de me croire votre fidèle.

                                                                                                      Maurice Barrès.

Revue illustrée, juin 1890-décembre 1890.

Nota de Célestin Mira:


Paul Verlaine au Café Procope.



Paul Verlaine, au Café François 1er, en 1892, devant son verre d'absinthe.

La vie mondaine.

La vie mondaine.



Toilette d'automne de la Maison Lipman.


Toilettes de château de la Maison Lebouvier.



Chapeau de la Maison Virot.


Toilettes de réception de la Maison Pingat.



Manteaux et robes d'automne de la Maison Worth.
Chapeaux de la maison Virot. Corsets de Mme Josselin.



Chapeau Cléopâtre, Mlles Marescot.




Manteaux d'hiver de la Maison Worth.
Corsets de Mme Josselin.


Revue illustrée, juin 1890- décembre 1890.

lundi 28 mai 2018

Boulevard des Italiens.

Boulevard des Italiens.



Boulevard des Italiens.


Revue illustrée, juin 1890- décembre 1890.

Ce que dépense un étudiant à Paris.

Ce que dépense un étudiant à Paris.

Je ne puis établir ici ni le budget de dépenses des petits "fêtards", ni la manière de vivre des grands écoliers besogneux. Mais je voudrais étudier les conditions d'existence d'un étudiant moderne et dresser le "sage" budget des dépenses qu'il doit faire.

Le logis.

L'apprenti-étudiant doit dresser sa table de travail dans l'un des hôtels du pays Latin. Pour quarante francs par mois, il possédera une chambre proprette.
Qu'il ne craigne pas de chauffer, d'éclairer son "home". Ça lui coûtera environ trois louis pour l'année scolaire et lui permettra d'éviter les surprises du "poker"!
Le blanchissage de son linge personnel ne saurait être ruineux: allouons cent francs à ce chapitre.

Au restaurant.

Au quartier Latin, la plupart des restaurants livrent des portions de viande à 0,30 fr., 0,40 fr., 0,50 fr. Au "Restaurant des Etudiants", proche le musée Cluny (coopératif), les écoliers sont assurés de manger des aliments vraiment sains à 1 franc par repas, sans vin. Et l'on trouve des "chand' de vin"spéciaux où l'on se restaure pour quinze sous, dix-huit sous. Mais mieux vaut s'asseoir à la table des bouillons qui ne doivent leur renommée qu'à leur bon achat de denrées, à leur fonctionnement mathématiquement assuré, et à leur service confortable. Et je donnerai quatre francs pas jour à mon futur docteur pour le préserver de toute gastrite.

Autres chapitres.

Jadis, le "sujet" du quartier Latin "posait" au débraillé. Maintenant, il s'habille comme tout le monde. Et un jeune homme de mise modeste "doit" à peu près, annuellement, cinq cents francs à son tailleur.
Il est bon qu'un étudiant aille au café, à l'exemple de la plupart des citoyens, pour lire les journaux et les revues, soit un franc par jour.
Il est bon qu'il assiste à une représentation des pièces à la mode. Soit trente francs par an.
En un mot, pour bien se préparer à une existence normale, il lui faut apprendre à connaître son temps, d'où dépenses de toilettes diverses (chaussures,  chapeaux, cravates, gants, etc...)

Budget annuel.

Pendant les neufs mois environ que durent les différents cours du quartier Latin, notre jeune étudiant dépensera donc:

Chambre (neuf fois 40 francs)... 300 francs.
Blanchissage et service... 100 francs.
Chauffage et éclairage... 60 francs.
Restaurant (180 jours à 4 fr.)... 730 francs.
tailleur (trois complets, un pardessus, un habit tous les deux ans)... 500 francs.
Chaussures et chapeaux... 100 francs.
Café... 180 francs.
Théâtre... 30 francs.

Total: ... 2.000 francs.
Ce qui représente à peu près 230 francs par mois;
Mais nous n'avons établi là qu'un budget idéal, un budget modèle, des dépenses (livres et inscriptions exceptés) d'un étudiant parisien. bien peu de jeunes consentent, par exemple, à ne dépenser que cent quatre-vingts francs au café durant une année scolaire.

                                                                                                                                          L. R. 

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 8 novembre 1903.

Nota de Célestin Mira:



Etudiant bordelais, vers 1900, portant la faluche.



Une femme étudiante, dans l'avenir, vu des années 1900.
A noter, qu'on imagine l'étudiante adopter la faluche.

Le langage des timbres-postes.

Le langage des timbres-postes.

Le timbre, placé debout dans le coin à droite de l'enveloppe, signifie grande sympathie.
Au même endroit, la tête en bas, profond mépris; horizontalement, comptez sur mon dévouement. Dans l'angle gauche, mi-renversé, il signifie: "Je vous aime en silence, etc." 
Enfin, chaque place et position différentes expriment un sentiment quelconque. Il faut donc affranchir avec soin ses messages et faire ce que la poste recommande: placer le timbre en haut, à droite et debout; de cette façon la sympathie est générale pour tous.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 8 novembre 1903.

Nota de célestin Mira: 

En fait, le langage des timbres est assez variable suivant l'auteur et chacun est en droit d'y trouver ce qu'il cherche!














Comment les Zoulous font la petite guerre.

Comment les Zoulous font la petite guerre.

La petite guerre chez ce peuple est un spectacle assez imposant. Les guerriers nègres sont de beaux hommes musculeux, athlétiques, très actifs et bien entraînés. Le simple soldat n'ayant ni vêtement  ni ornements n'est gêné en rien dans ses mouvements.
Les chefs portent des couronnes de plumes d'autruche, qui s'agitent au moindre geste, une bande de peau de tigre leur cercle le front d'où s'échappent des franges de cheveux; du cou et des épaules aux genoux pendent des queues de singes et de tigres; une ceinture de cuir entrelacée de crinières de lions et de poils de bœufs entoure la taille.
Rangés en bataille, leurs boucliers variés sont si rapprochés les uns des autres et présentent une ligne si régulière qu'on les dirait attachés ensemble, et par-dessus le tout brillent les pointes de sagaies. Dans leurs évolutions contre un ennemi imaginaire, les Zoulous s'excitent tellement qu'ils se tuent souvent entre eux.
Au commandement de  leurs chefs ils s'avancent d'abord lentement, puis accélèrent la marche et enfin s'élancent dans une course furieuse: poussant des cris de "Chiela"! (en avant), ils chargent leurs adversaires et la bataille devient meurtrière. 





Brandissant leurs sagaies, ils donnent des coups de pointe, de parade et de quarte et de temps à autre plongent leurs armes à terre comme s'ils l'enfonçaient dans la poitrine d'un ennemi en poussant un cri rauque de satisfaction. Ils trépignent, gesticulent, grincent des dents, entrent en démence; leur visage prend d'effroyables expressions et leurs yeux s'injectent de sang.
Du sang! du sang! Ils en paraissent ivres. Sous le plus futile prétexte et même sans aucun prétexte, ils s'égorgeraient entre eux. Enfin, on donne l'ordre de cesser ce simulacre de combat, et victorieux ou non, ils se retirent en chantant du champ de bataille. Alors surgit une horde de créatures noires. Ce sont leurs femmes. Elles sautent, courent en tous sens comme des diablesses en délire, frappant la terre de leurs massues, en rage de n'avoir que la terre à frapper. Ces furies simulent ainsi l'atroce coutume d'achever les blessés. La nuit qui suit se passe dans une fête bruyante, libations et ripailles, orgie sans nom.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 8 novembre 1903.

dimanche 27 mai 2018

Chronique du dimanche 5 septembre 1858.

Chronique du dimanche 5 septembre 1858.


Un exemple de somptuosité rare a été donné par un voyageur de Francfort-sur-l'Oder.
Un monsieur déjà âgé et une jeune dame, arrivés de Breslau, dans un coupé de première classe du chemin de fer*, se rendirent au buffet pour se rafraîchir. Le punch froid aux fraises est la liqueur la plus à la mode de cette année; ils en demandèrent deux verres.
Tandis qu'ils savouraient le délicieux breuvage, le sifflet retentit et le train se remit en marche.
La jeune femme, ayant fait remarquer à son compagnon que le convoi repartait, le monsieur lui fit gracieusement signe de continuer à se rafraîchir. Ensuite, il s'informa près du directeur de la gare du prix d'un convoi extraordinaire pour Berlin; il lui fut répondu que c'était 110 thalers. Le voyageur paya cette somme et commanda le convoi. Comme il y avait nécessairement un instant à attendre, ce fut pour lui l'agréable occasion d'offrir à la jeune dame un second verre de punch aux fraises.
Voilà pour un monsieur déjà âgé un beau trait de galanterie.

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Mais la chevalerie vaut encore mieux, et à propos de la générosité du seigneur de Francfort, on a rapporté le mot d'un Français pendant la guerre de Crimée.
Un jeune lieutenant eut le bras emporté par un boulet de canon. Il se retourna alors et cria aux soldats qui le suivaient:
- Ma bague! au nom de Dieu! rapportez-moi ma bague!
Celle qui avait donné l'anneau dut en être bien fière!

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Voici un autre signe d'amour non moins touchant à côté de nous.
Cette semaine, vers dix heures du matin, un jeune homme d'une vingtaine d'années s'était présenté au gardien de la colonne de juillet*, en demandant la permission d'y monter. Le gardien, selon sa consigne, répondit qu'il était défendu de monter seul. Mais à l'instant il arriva ce que ces messieurs les concierges des monuments publics appellent une compagnie. La porte de l'escalier tournant fut ouverte, et le jeune homme monta avec les personnes qui s'étaient présentées.
Gravissant les marches avec une précipitation extraordinaire, il arriva le premier au somment, s'avança sur la plate-forme et s'élança  dans l'espace.
Un cri de terreur rempli à cet instant la place de la Bastille. Le corps de la victime était venu se briser sur la grille, au pied du monument, et la vie avait déjà cessé.
Le jeune homme est inconnu. Mais on a trouvé sur lui un indice qui laisse assez deviner la cause de sa mort. Sur un simple feuillet était écrit: "Adieu, Marie!"

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La commune de Singles est en ce moment préoccupée d'un événement mystérieux:
Il y a quelques jours, le bruit se répandit que la femme d'un propriétaire de ce pays était accouchée d'un enfant mort, et qu'elle l'avait fait enterrer sans les déclarations nécessaires de sa naissance et de son inhumation.
L'autorité fut informée. Le maire de la commune, le juge de paix, la gendarmerie se rendirent au cimetière. La terre fut creusée dans l'endroit désigné par les habitants. A une certaine profondeur, on découvrit le petit cercueil qui devait renfermer le corps de l'enfant. Ce cercueil fut ouvert, et au lieu d'un cadavre, on y découvrit une poupée enveloppée d'un linceul.
Il a été impossible de deviner quelle pensée avait conduit cette femme à cacher son enfant vivant et à vouloir le faire passer pour mort. Et dans l'incertitude de ce qui s'est passé, la femme coupable de cet artifice a été arrêtée.

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Voici un incident qui montre à quel point Paris était dépeuplé cet été:
Un employé chargé de relever le nombre de locataires d'une maison de l'Almanach du Commerce*, demanda à la femme du concierge:
- Où sont les locataires du premier étage?
- Ils sont aux eaux de Bade.
- Et les négociants qui habitent le second?
- Ils sont aux eaux des Pyrénées.
- Et l'officier en retraite du troisième?
- Il est parti avec sa famille pour les eaux de Bourbonne.
- Et le petit rentier du quatrième?
- Il est des eaux d'Enghien.
- Et votre mari, le concierge de la maison?
- Il est aux eaux Vigier.
Bouleversé, le commis recenseur alla prendre un bain.

Le Journal du dimanche, 5 septembre 1858.



* Nota de Célestin Mira:


Les wagons et leur confort vers 1850.



Colonne de Juillet, place de la Bastille, 1850.