samedi 10 mars 2018

Un cabaret d'assassins.

Un cabaret d'assassins.

I


Quelques jeunes et jolies Parisiennes,  de celles qui aiment bien à s'amuser et qui n'ont pas trop peur qu'on parle d'elles, ont reçu, au mois de mars dernier, la circulaire suivante:

"Vous êtes certainement, comme nous, effrayées de la fréquence des attaques nocturnes; il s'agit d'y mettre un terme, au moins, en ce qui nous regarde.
Réclamer la protection de la force publique est illusoire.
Nous avons pensé que le seul moyen de remédier à cette situation était de nous créer des relations parmi les voleurs et les assassins, de forts braves gens, en somme, que nous avons eu le tort de le pas connaître assez.
De là un malentendu regrettable qu'il serait aisé de faire cesser par l'établissement de bons rapports entre ces messieurs et nous.
Dans ce but, nous donnons au milieu d'eux, un déjeuner samedi prochain, au Père Lunette*, rue des Anglais, à une heure. Nous vous prions d'y vouloir bien y assister.
Nous viderons avec MM. les voleurs et les assassins quelques coupes de champagne. Cette marque d'estime et de sympathie, leur sera d'autant plus sensible que, jusqu'ici, elle leur a été obstinément refusée, par suite de préjugés absurdes au-dessus desquels nous n'hésiterons pas une minute à nous placer..."

Vous devinez que pas une des invitées ne voulut manquer cette petite fête. Elles avaient fait ce jour-là une toilette couleur du muraille, toute simple, sans bijoux; leurs maris les avaient accompagnées, coiffés de chapeaux mous, des nerfs de bœuf à la main, un vague défi dans les yeux. On quitta les voitures assez loin du rendez-vous et on alla à pied, par les petites ruelles mystérieuses, jusqu'au cabaret des chourineurs. 
Quel délicieux serrement de coeur en entrant! Il n'y a pas de volupté qui, pour des raffinés, vaille les émotions de la peur et ce petit frisson qu'elle fait monter à la nuque.
Et toutes ces jeunes femmes reviennent de leur expédition diurne fières comme des conscrits qui auraient vu le feu. Elles ne se doutaient pas qu'elles avaient vu des chourineurs pour rire, les vrais sont couchés à l'heure du lunch.
Une autre fois, si vraiment elles ont la curiosité de surprendre quelque chose de la vie des rôdeurs de nuit, si elle souhaitent avoir une vision pittoresque, exacte de leurs tavernes, elles feront bien de ne pas annoncer leur visite à l'avance, mais de tomber un soir, à l'aventure, entre onze heures et minuit, dans les bouges de la rue Maubuée ou du Château-des-Rentiers.
Il y a quelques années, une fois qu'après un bal, je descendais le boulevard Saint-Germain en voiture dans la compagnie d'une jeune femme, je fis la proposition de nous arrêter au coin de la rue des Anglais, pour aller visiter le cabaret du Père lunette.
- C'est la belle heure, disais-je, afin de décider ma compagne. Ces messieurs ne sont pas encore sortis pour "travailler"; il y a au moins deux heures qu'ils boivent; nous allons tomber au milieu des chansons et des expansions. Ne craignez rien, je suis honorablement connu dans la maison, on nous fera certainement bon accueil.
On fit ce que je proposais et, bras dessus, bras dessous, la voiture ne pouvant entrer dans la ruelle trop étroite, nous nous glissons le long des horribles maisons, jusqu'au cabaret.
L'établissement du Père Lunette, peint en rouge sang, est reconnaissable à un magistral binocle dessiné sur la vitre avec des yeux bleus derrière les verres, qui vous regardent. Des rideaux d'Andrinople empêchent de voir du dehors ce qui se passe dans la boutique.
Au moment où j'ouvrai la porte, ma compagne aperçut d'un coup d’œil rapide l'intérieur de l'estaminet, elle me sera le bras et fit en arrière un mouvement pour fuir*; mais, tout de suite remise, elle entra courageusement.
La première salle du cabaret est presque entièrement occupée par le comptoir. En face sont disposées de petites tables comme on en voit dans les chœurs d'église. C'est là que les garçons apportent, asseoient et sanglent avec des ceintures les clients ivre-morts qui font trop de bruit dans la salle du fond. Tous les quarts d'heure, on jette un seau d'eau devant ces messieurs et l'on donne un coup de balai vers la rue.
Les consommateurs se tiennent au fond, dans la seconde pièce fermée, qui ouvre sur la cour du garni à la nuit, où l'on a arrêté Gamahut, un habitué de la maison. La salle, petite, une trentaine de personnes tout au plus peuvent s'y asseoir autour des tables, est toujours pleine d'un public étrange: quelques maçons échoués dans ces garnis, pour payer moins cher qu'ailleurs, mais surtout des escarpes, des jolis cœurs de barrière, tous ceux que le bagne a revomis sur le pavé de Paris, pourris corps et âmes, pervertis pour toujours. Les femmes sont nombreuses. Des fillettes de quinze ans avec des cheveux dans des résilles, des chlorotiques blanches et roses comme des fondants, des mégères à cheveux gris, des inclassables, des fille à tête de clowns, pâles de plâtre, avec les taches de sang de la phtisie sur les joues.

II

Tous ces gens ne mangent guère, ils boivent. Une inscription sur la muraille avertit qu'il n'y a pas de consommations au-dessous de dix centimes. Le Père Lunette verse lui-même et pose négligemment sa main sur le verre jusqu'à ce que le client ait fait voir ses deux sous; alors, d'un double geste rapide, l'un tire le verre à soi, l'autre la monnaie, et cela, en souriant, en causant, sans se fâcher, il est tout naturel, n'est-ce pas, qu'entre honnêtes gens on prenne des petites précautions? ces défiances ne blessent personne.
Au moment où nous entrons, le silence se fait. Les consommateurs jettent un coup d’œil rapide sur cette jeune femme en toilette de bal, bras nu et couverte de bijoux, puis ils baissent les yeux et regardent en dessous. Il faut expliquer notre présence. Je demande très haut:
- Est-ce que M. Fautin est là?
Quelqu'un répond: il est saoul.
Puis un concert de voix de crier en chœur:
- Ohé! Fautin! réveille-toi. V'là des clients qui veulent te voir travailler
Sur le dernier banc, au fond de la salle, un grand garçon se lève avec un grognement d'ivrogne.
Il y a comme un voile sur cette belle figure que le vice a fanée. Les yeux éteints, presque aveugles, font peine à voir.
Fautin s'approche, me reconnait, s'excuse:
- C'est une dame, lui dis-je, qui aime les poètes; je lui ai parlé de vous. Elle a désiré vous entendre.
Fautin salue gracieusement. Ce malheureux a été éduqué et instruit. Il est bachelier. Il fait des vers. Il en débite debout sur les tables d'une voix de cuivre toute trouée, où des notes manquent, avec une exaltation d'inspiré, un coup de vent de barricade dans les cheveux.
Ce soir-là, il fait quelques façons pour réciter, il se défend, il dit que cela n'en vaut pas la peine.
Mais toute la salle flattés par notre curiosité et la confiance dont nous faisons preuve, hurle en chœur:
- Allons, Fautin, ne fais pas ta poire!!
Le poète monte sur une chaise. Il récite une assez longue pièce, où il décrit l'établissement.
Voici quelques-uns de ces vers:

A gauche, en entrant, est un banc
Où le beau sexe en titubant
Souvent s'allonge.
Car le beau sexe en cet endroit
Adore la chopine et boit 
Comme une éponge.

A droite, un comptoir en étain
Qu'on astique chaque matin
C'est là qu'on verse
Les rhums, les cognacs et les marcs
A qui veut mettre trois pétards
Dans le commerce.

Puis, Fautin passe en revue les fresques grotesques qui décorent les murs:

En costume de chiffonnier;
Diogène, vieux lanternier,
Observe et raille,
Semblant tout prêt à ramasser
Les hontes qu'il voit s'amasser
Sur la muraille.
Cassagnac, on ne sait comment
Arrive juste à ce moment,
Toujours sévère;
Et Gambetta, républicain
Fixe ardemment sur le bon vin
Son œil de verre.
Gambetta, toujours peu flatté
Se retrouve décapité
Dans la sonnette, 
Observant d'un œil très malin
Un autre groupe où un rupin
Porte casquette.

Toute la salle écoutait avec un silence religieux, les yeux fixés sur nous, quettant des signes d'admiration.
Et dans ce recueillement, une jeune personne à qui son voisin venait de voler une prune à l'eau-de-vie, ayant articulé un juron énergique, un monsieur se leva en face d'elle qui lui asséna sur la tête un formidable coup de casquette en prononçant ces mots épiques:
- Dis donc toi! où te crois-tu ici?
Et cette phrase comique ne nous fit pas sourire, car, au fond, c'était un hommage naïf, presque touchant, rendu par ces infâmes à la grâce et à la beauté d'une femme.

                                                                                                                     Hugues Le Roux.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, 1er septembre 1907.

* Nota de célestin Mira:

Le cabaret du Père Lunette, situé 5 rue des Anglais à Paris 5e arrondissement, proche de la place Maubert, est un débit de boissons de fort mauvaise réputation au XIXe siècle.







Les décorations intérieures, sous forme de peintures murales ont été classées en 2007.











L'intérieur du cabaret du Père Lunette.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire