mercredi 21 mars 2018

Les aventures de la cochère.

Les aventures de la cochère
        racontées par elle-même.








Je m'appelle Inès Decourcelles et je compte aujourd'hui trente ans. J'ai bon pied, bon œil, toutes mes dents, et je suis née Parisienne.
Un rédacteur de Mon Dimanche étant venu m'offrir les palmes académiques si j'acceptais de publier mes mémoires dans son intéressant journal, j'ai bien voulu prendre la plume à la main au tarif horo-kilométrique: c'est à dire que pendant que j'écris ces lignes mon taximètre fonctionne au prix de l'heure, ce qui fait que je n'aurai perdu ni mon temps, ni mon argent. Toutes les mères de famille, et j'en suis une, me comprendront.

Des grilles dorées du pensionnat eu carreau des Halles.

Ma vie est un tout petit roman, point tragique mais fort mouvementé et qui peut donner à réfléchir aux uns et aux autres.
J'ai été élevée dans l'opulence, tout comme la fille d'un officier supérieur ou d'un comte russe. Mais je n'ai jamais connu mes parents et c'est la première étape douloureuse de mon histoire, la cause de tous mes malheurs. Je savais que mon père occupait, et il occupe encore, une magnifique situation dans Paris.
Je fus donc éduquée par un de ces pensionnats cosmopolites du quartier de l'Etoile où d'autres jeunes filles s'étonnaient comme moi de se trouver.
La possibilité d'une vie nouvelle m'apparut avec l'amour. Ce séducteur s'offrit à moi sous les traits d'un galant employé de commerce et je l'épousai aussitôt. Je comptais à peine seize ans.
Deux mois de bonheur, deux mois d'existence calme à Alfortville, dans un pavillon coquet enfoui sous la verdure, et puis, les premiers déboires... Ma dot gentiment croquée par mon mari que je laissais faire, dans mon ignorance de la vie, et, un jour le réveil affreux: ruinée et abandonnée par mon époux.
Il fallait vivre. Sans un sou et sans relations, je ne manquai pas de courage. J'étais forte et bien trempée. Au pensionnat, la pratique des sports m'avait familiarisée avec les exercices: j'allais chercher du travail aux Halles.

Les bons services de la Presse. Allons-y cochère.

D'estimables commerçants secondèrent aussitôt ma bonne volonté. On m'employa comme vendeuse. J'ai vendu des choux, de la primeur, et puis des fruits.*
J'avais ainsi appris les éléments d'un labeur assez compliqué lorsque mon mari reparut en scène... Il se fit pardonner. Je lui enseignait notre métier. Et à nous deux, nous poussâmes à travers les rues de Paris, criant à pleine voix, la voiture pittoresque des marchands des quatre saisons.
Ce pauvre Decourcelles n'était pas né pour le travail. Il mourut bientôt à la tâche. J'étais seule désormais, avec un enfant sur les bras, mon petit louis, qui a maintenant 12 ans et que j'adore. Alors pour gagner davantage, je me fis porteuse aux halles. J'ai porté sur ma tête des mannes de plus de soixante kilos, pleines de fleurs, pleines de fruits, de parfums, et très lourdes.
Ainsi, je travaillai quatorze ans aux Halles et je souhaitais vivement améliorer ma condition lorsque je lus dans les journaux qu'une femme avait sollicité du Préfet de Police l'autorisation d'exercer les fonctions de cochère.
Ce fut pour moi un trait de lumière. Je suivis les controverses dans les feuilles avec avidité. Je trouvai particulièrement bouffonnes les prétentions de certains à exclure les femmes du siège d'un fiacre sous couleur d'incapacité physique, alors que je maniais tous les jours aux Halles des centaines de kilos, dès trois heures du matin.
Et je fus une des premières à m'inscrire et à passer l'examen de capacité. Il est inutile de revenir sur les épreuves. Ces messieurs de la commission, chacun sait ça, nous ont fait la vie dure. Nos collègues, les cochers de fiacre, mêlaient leurs sarcasmes, et pis, quelquefois, à l'incompréhension générale. Mais notre ténacité et la gentillesse des journalistes triomphèrent de ce mauvais vouloir.
Oh! mon premier client, je ne me le rappelle jamais sans émotion...
J'allais, un peu désemparé en poussant Cocotte et je débouchais de la rue Condorcet, devant la compagnie du gaz*. C'était ma première sortie. Sur mon passage, les titis et les cochers de fiacre m'envoyaient des salutations qui n'avaient rien d'angélique. Il était dix heures du matin.
Tout à coup, un monsieur me hèle:
- Madame, dit-il en souriant, voulez-vous me conduire rue Bayen?... et il monte.
- La rue Bayen? la rue Bayen?... Ah! monsieur, excusez-moi, je ne connais pas encore très bien Paris, vous êtes mon premier client.
Ce galant homme s'en montra tout attendri et il m'indiqua le chemin avec complaisance. Une fois devant sa porte, mon "taxi" marquait deux francs. Le gentleman m'en donna dix... je les ai accrochés à ma chaîne de montre en souvenir.
Aussi bien, l'aventure m'avait porté bonheur. Quelques heures après, je chargeai deux Américaines qui me remirent chacune un louis. Jamais il ne m'est arrivée de faire une si bonne journée.
Ah! depuis, j'en ai rencontré de toutes sortes, et des clients qui cherchaient à m'empiler en me "refilant" des pièces fausses, et des galvaudeux qui voulait "bourlinguer" ma voiture, et du beau et du vilain monde!
Les femmes, en général, sont moins chic et moins généreuses que la clientèle hommes. Mais un jour, voilà que trois ou quatre dames, avec quelque chose de sombre et de résolu dans le regard, qui vinrent m'inviter à assister à une de leurs réunions.
- Vous êtes des nôtres! disent-elles. vive la femme du XXe siècle, vive la cochère!...
J'étais bien tombée!... Toute une Société féministe, tempérante, antialcooloique et réformistes, avec des feutres à bord plats, de hauts faux-cols d'hommes et des lunettes d'or et de grosses serviettes sous les bras, bourrées de prospectus... On empoigne Cocotte par la bride, on m'acclame, et l'on me porte vers un restaurant où la place d'honneur m'échoit à la table d'un grand banquet à 1 fr. 25 par tête.
Là, on prélude en festinant à toutes les conquêtes des temps futurs et des carafes d'eau frappée arrosent maints dithyrambes à mon adresse. Sur quoi, dans une salle de la mairie du XIe où l'on me traîne de vive force, deux cents femmes et quelques vieillards exigent pour moi la présidence de la réunion.
Je dois prononcer un discours et calmer les vociférations en agitant la sonnette. Et puis, je dis:
- Fort émue, citoyennes et citoyens, du grand honneur que vous me faites, je bois à toutes les libertés.
"Mon exemple est pour montrer aux femmes qu'avec beaucoup de travail et de la ténacité, elles peuvent tout de même gagner leur vie, mais pour cela, il faut vouloir."
Là-dessus, je fais claquer au-dessus de l'assistance une magistrale dégelée de coups de fouet. Mais sans être psychologiquement experte, je vois bien que mon discours n'a pas produit bon effet.


Comment je fais ma journée.

D'ailleurs, l'ouvrage m'absorbe toute et j'ai peu le temps de "baguenauder". Dès sept heures du matin j'arrive aux écuries et je m'apprête à sortir. Alors commencent mes courses à travers Paris. Vers midi, je déjeune où je me trouve. Chez le marchand de vins, je fraternise avec mes collègues, les cochers. Et puis, sur les cinq heures du soir, je relaye. On attelle un autre cheval à la voiture et je repars jusqu'à minuit.
J'arrive ainsi à des journées de sept à huit francs, quelquefois mieux, à la bonne saison.
Mon unique accident a été provoqué par la "rosserie" d'un confrère. C'était tout à fait à mes débuts. J'avais chargé deux dames rue de Rivoli* à l'heure du fort encombrement de la chaussée. Un cocher, au lieu de me céder la place à laquelle j'avais droit, me "serra" le long d'une auto et ma voiture qui versa fut réduite en miettes. Fort heureusement, mes clientes n'étaient que légèrement blessées. Sautant au bas de mon siège, je rattrapais le goujat et le descendis à coup de poings de sa voiture pour le conduire au poste.




Ce triste sire, un cocher de l'Urbaine*, ne travaille d'ailleurs plus: la Préfecture lui a supprimé ses papiers.
Cette nouvelle carrière me convient, en somme, et chaque jour je me félicite de ma décision. Partout j'ai trouvé chez mes collègues femmes d'excellentes camarades. L'une d'elles, Mme Moser, est ma meilleure amie. A nous deux, on nous fit, il y a quelques mois, une réception que je n'oublierai jamais.
Oui! nous avons connu, cet été, les joies de la popularité. C'était à l'occasion des fêtes de Calais. Le président du comité, qui m'avait connue aux Halles, eut l'aimable idée de m'inviter à partir pour Calais, au moment des réjouissances annuelles. J'acceptai à la condition d'être accompagnée de ma chère Moser. On nous paya le voyage et trois journées de 25 francs. A Calais, nous prîmes part au cortège, conduisant chacune un char, et ce fut une ovation enthousiaste à notre adresse un délire et des acclamations sans fin dont nous sommes encore confuses...

                                                                                                           Inès Decourcelles, cochère.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 20 octobre 1907.



* Nota de célestin Mira:


Paris: les Halles vers 1900.









Marchande des quatre saisons.


Marchande d'escargots, 1900, par Paul Géniaux.


Marchande de champignons vers 1900.

*    


Les femmes cochères.


















* Siège de la Compagnie Parisienne  du Gaz





*


Paris, rue de Rivoli, 1900





Un cocher de l'Urbaine et son taximétreur.

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