lundi 26 février 2018

Le dernier janissaire.

Le dernier janissaire.


Sait-on qu'il existe encore à Alger un des célèbres janissaires qui composaient la garde du Dey d'Alger, Hussein, et défendirent la ville contre les troupes françaises en juillet 1830?
Bien qu'âgé de 95 ans, Mohamed-ben-Abdéraman (c'est ainsi qu'il se nomme) a conservé une étonnante lucidité d'esprit et une grande fraîcheur de mémoire; il se souvient fort bien de la prise d'Alger en juillet 1830, ainsi que des événements dramatiques qui se déroulèrent en cette ville.


Mohamed ben Abdéraman,
le dernier janissaire presque centenaire
.

On connait par les historiens les diverses péripéties du siège, on ignore ce qui se passait à l'intérieur de la ville pendant le bombardement. Mohamed-ben-Abdéraman, a bien voulu les relater pour nos lecteurs:
Je suis né à Smyrne en 1812, nous dit-il. A 16 ans, je fus embarqué comme mousse sur un corsaire qui faisait escale dans notre port; je visitai la Grèce, la Turquie et, après un court séjour à Constantinople, je vins à Alger où, grâce à la recommandation de l'Agha Efendi, j'entrai au service du Dey comme janissaire, et je fus caserné à El-Khedina, aujourd'hui rue Medee. J'y étais depuis 18 mois lorsque la France nous déclara la guerre.
Le Dey fit aussitôt avertir les beys et cheicks d'avoir à se tenir prêts à lui venir en aide.
L'Agha-Efendi (ministre de la guerre) fit placer des canons sur le port; mais négligea de fortifier la ville du côté de la terre.
Dès le mois de mars, on avisa les Kabyles et les Arabes de s'armer et d'accourir à la capitale aussitôt que deux coups de canon, tirés d'Alger, signaleraient l'approche de la flotte française.
Moi-même, je portais un avis de ce genre aux Kabyles des environs de Blidah. Quelques semaines après, deux bricks français s'échouèrent sur la côte, les équipages comprenant 150 hommes, furent capturés par les Kabyles qui en égorgèrent 80 et conduisirent les autres à Alger.
Comme ils entraient dans la ville, la foule vint à leur rencontre criant: "Victoire aux Musulmans! Honte aux Roumis." Puis elle voulut les maltraiter. Avisé de ces faits, le Dey m'envoya avec 20 janissaires pour protéger les prisonniers. A coups de bâtons, nous fîmes circuler la foule. Derrière les Français, dépouillés de leurs vêtements, suivaient les mulets porteurs de paniers et de sacs contenant les têtes coupées des malheureux naufragés. Quand les meurtriers kabyles furent arrivés à la Casbah, Hussein leur fit remettre 500 piastres pour chaque tête; on rangea celles-ci au milieu de la petite place qui précède le palais et la foule cracha sur ces têtes, en criant des injures, puis s'en servit comme de boules qu'elle roula dans la boue; indigné, le consul de Sardaigne acheta ces têtes et les ensevelit.
- Et les Français survivants, qu'en fit-on? demandai-je.
Les survivants, répondit Mohamed, on les conduisit à la Taberna, vaste prison où on les enferma après les avoir revêtus d'habits d'esclaves.
Cependant, notre situation, à nous janissaires, devenait précaire; depuis que les Arabes étaient en nombre dans la ville, ils ne nous craignaient plus, et quand ils nous rencontraient dans quelque ruelle, ils nous rossaient avec autant d'énergie que nous en mettions à les battre quand nous étions les maîtres.
Ces querelles intestines rendaient Hussein-Pacha fort soucieux.
- Si nous subissons un échec, disait-il, les Arabes nous massacrerons.
Un matin, le bruit courut que l'on apercevait la flotte française. On monta sur les terrasses; les deux coups de canon donnèrent le signal convenu, on envoya des messagers à cheval dans toutes les provinces de la Régence.
Moi, je me rendis au fort l'Empereur, près d'El-Biar; c'était le matin, le soleil venait de se lever et j'apercevais très bien à plusieurs milles en mer la flotte française qui croisait devant nos côtes; elle défila un moment devant la ville puis se dirigea vers Sidi-Ferruch, où les troupes devaient débarquer.
Avisé de ce fait, Hussein envoya l"Agha-Efendi défendre les hauteurs de Staouëli. Il y eut là au moins 40.000 hommes. Le bey de Constantine en amena 12.000, celui de Tittery, une dizaine de mille; le chélif du bey d'Oran, 6.000; les chefs kabyles, 11.000; l'Amin des Mussali, 4.000, puis la garde turque.
Je dus rester à la Casbah auprès du Dey qui était très inquiet et voulait avoir ses gardes du corps autour de lui.
C'est là, à la Casbah, que nous apprîmes la défaite des nôtres par suite de la désertion des Kabyles.



Débarquement de l'infanterie française dans Sidi-Ferruch.

J'assistais à l'arrivée des fuyards qui courraient affolés à travers les rues en criant:" Escher Allah! Sutor Robli! Qu'allah ait pitié de nous, nous protège!"
Je m'attendais d'un moment à l'autre à voir entrer les Français en ville pour nous égorger mais ils ne poursuivirent pas leur victoire ce jour-là plus avant que Staouëli.
Hussein, notre maître, très accablé, convoqua ses ministres, ses officiers, ses ulemas, et, à la suite de cette délibération, décida de mettre le fort de l'Empereur en état de défense;
Pendant ce temps la flotte française bombardait la ville*. On n'y était plus en sûreté; de tous côtés on entendait siffler les projectiles, les maisons s'écroulaient, la population était affolée, les femmes pleuraient, les notables venaient à la Casbah implorer le Dey pour que l'on fit la paix; les Juifs abandonnaient la ville pour se réfugier dans la montagne où les Turcs en massacrèrent en grand nombre.
Dans l'après-midi, nous entendîmes une explosion épouvantable, en même temps qu'une nuée de pierres d'abattait sur la ville. L'Agha Hessenatchi ne pouvant défendre le fort l'Empereur venait de le faire sauter.
La terreur dans Alger fut à son comble; une clameur effroyable s'éleva dans les rues, les personnes blessées poussaient des cris de douleur. Sur les terrasses, les femmes et les enfants imploraient Allah; les notables revinrent à la Casbah supplier Hussein de faire la paix, mais il refusa disant qu'il se ferait sauter avec toute la Casbah plutôt que de se rendre. 
Cependant, il finit par céder aux instances de son entourage, il envoya au maréchal Bourmont un parlementaire que j'accompagnai.
Le maréchal répondit que le Dey n'avait qu'une chose à faire, se rendre sans conditions.
Nous allâmes lui porter la nouvelle qui le jeta dans une grande colère, mais, après plusieurs pourparlers, il dut se rendre. Nous étions vaincus; c'était fini! Barka!!
Le lendemain, à 9 heures du matin, nous entendîmes les musiques de l'armée française* qui pénétrait dans la ville par la Porte-Neuve.
C'était la première fois qu'une armée étrangère entrait dans Alger.
Les esclaves, dont on avait brisé les chaînes, purent se rembarquer pour rejoindre leur patrie, les matelots et soldats des deux bricks échoués rentrèrent dans l'armée. Enfin les juifs, qui la veille, étaient traités en parias et qui n'avaient pas le droit de porter des vêtements de couleurs, se vêtirent d'étoffes voyantes, de calottes rouges et parcoururent joyeux les rues en criant:
"Youdi m'serach." Les Juifs sont libres! "Viva les Francis." Et, à leur tour, ils se mirent à rosser d'importance les Arabes qui jadis les rossaient. Ah! Les temps étaient bien changés!
Nous qui battions les Arabes, lesquels battaient les Juifs, nous fûmes roués de coups par les Arabes et à la fois par les Juifs. Le Turc, et particulièrement le janissaire était pour eux l'ennemi.
La situation serait devenue pour nous intolérable si le maréchal Bourmont n'y avait mis ordre. Depuis ce temps, conclut le vieux janissaire avec un sourire amer, nous sommes vos sujets. Allah l'a voulu. Que sa volonté soit faite. Et sur ce mot, qui résume bien le fatalisme oriental, se termina notre entretien.

                                                                                                                                       Guy Peron.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 juillet 1907.

* Nota de célestin Mira:








Entrée des troupes françaises dans Alger par la Porte-Neuve.

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