lundi 8 janvier 2018

Les rats qui mangent les hommes.

Les rats qui mangent les hommes.


Les femmes et les enfants ont naturellement peur des rats; l'homme sursaute quand il en rencontre un, inopinément. Les philosophes nous expliqueront peut-être un jour qu'au fond de cette répulsion instinctive il est, une question d'atavisme, le souvenir constant des luttes que nos ancêtres des cavernes eurent à soutenir contre cet ennemi redoutable, plus fort que le mammouth même.
Le surmulot, le plus grand et le plus féroce des rongeurs, lutte contre les chats, les chiens et même contre l'homme qui le poursuit et l'attaque. Il est inexpugnable de sa retraite. Lorsqu'on démolit les voiries de Montfaucon tout le quartier voisin fut envahi et dévasté. En une seule nuit, cette légion d'affamé dévora les cadavres de trente-cinq chevaux. Les rats pullulent à tel point qu'en un mois on en put tuer seize mille dans un des abattoirs de Paris. Et chacun se rappelle la terrible invasion qui se répandit dans la capitale lors du percement de la rue Réaumur.

Il leur faut des billets de banque et de la chair humaine.

Naturellement c'est aux faibles et aux enfants qu'ils s'adressent surtout. Périodiquement les journaux signalent leurs méfaits.
Voici deux mois, on mandait de Saint-Etienne qu'un habitant de Pont-de-Lignon ayant déposé six mille francs en billets de banque dans une boîte en fer blanc qu'il plaça dans sa cave, ne retrouva plus que d'infimes morceaux du précieux papier: les rats avaient réduit en miettes le magot.
Des plus tragiques, fut la mort du petit Louis, un enfant de cinq ans, dont on retrouva le squelette voici quelques années, dans une maison abandonnée de Vanves. Louis y vivait avec sa mère, une pauvresse. Lorsqu'elle sortait elle enfermait le petit garçon dans l'unique pièce qui leur servait de logis à tous les deux.
Un jour,  la femme fut renversée par un camion et transportée à la Morgue. Personne ne s'inquiéta du petit séquestré. Ses provisions furent vite épuisées. Trop menu pour ouvrir la tabatière du grenier, trop faible pour appeler, il serait mort lentement de faim, dirent les médecins qui l'autopsièrent, si les rats avec lesquels il menait une lutte acharnée n'avaient mis fin à ses tortures.

A la conquête d'une cité. Les prisons du Mont-Saint-Michel.

En 1899, un étrange fléau s'abattit sur la petite ville de Saint-Laurent, près de Birmingham, en Angleterre. Une armée de rats y semait la terreur et la dévastation, à tel point que les habitants effrayés abandonnaient leurs demeures et s'avouaient impuissants à résister à l'invasion.
Un abattoir avait été la cause de tout le mal. Il hébergeait dans sa paille humide et grasse de sang des légions de rongeurs. On le démolit un jour et les animaux se répandirent dans la ville. Une heure du matin était pour eux le branle-bas de combat. Ils se rassemblaient en bataillons compacts et sonnaient l'attaque. Rien ne leur résistait. Ils envahissaient les caves, les greniers, les magasins.
Un habitant qui avait résolu de leur livrer bataille avec une meute de chats fut mis en déroute: au bout d'un quart d'heure d'une lutte inégale, les chats terrassés gisaient à terre, râlant sous les derniers coups de dents.
Les habitants de Saint-Laurent eussent été vaincus s'ils n'avaient fait appel à leur courage personnel. Tous organisèrent la résistance et livrèrent un véritable combat corps à corps avec leurs assaillants. En une nuit, treize mille rats furent impitoyablement massacrés: un homme en tua cent quarante six à lui tout seul!
L'histoire nous rapporte encore la mort dramatique de ce journaliste hollandais, M. Dubourg, qui périt dévoré par les rats dans un cachot du Mont-Saint-Michel.
Dubourg, jeune écrivain, rédigeait à Francfort une feuille politique que son indépendance avait entourée de l'estime publique. Louis XIV ayant été plusieurs fois l'objet de ses critiques résolut de se venger.
Il envoya des émissaires affidés à Francfort pour étudier les habitudes du journaliste et un soir que celui-ci quittait l'imprimerie de sa gazette, il fut saisi par quatre hommes et jeté dans une chaise de poste qui prit au galop la route de France.
On le dirigea vers le Mont-Saint-Michel et ce fut dans la cage en bois spécialement réservée aux haines royales qu'on l'enferma dès son arrivée. Elle était au fond d'un cachot glacial où le jour ne parvenait jamais. Semblable à celles inventées par le cardinal La Balue, formée de solives de chêne distantes de trois pouces les unes des autres, elle avait dix pieds de long sur six de large. Le geôlier pouvait en faire le tour.
Le premier des infortunés renfermés dans cette cave avait été Noël Béda, un savant. Il y expira en 1587. Dubourg, lorsqu'il vit se refermer les grilles comprit que ce n'était pas seulement à la captivité mais à la torture que l'avait condamné la vengeance du roi, seulement il ne prévoyait pas ce que serait cette torture.
A son angoisse s'ajoutait la pensée de la misère où sa disparition aller jetait sa jeune femme et ses quatre enfants. Elle ignorait encore le sort de son mari, car, en sa qualité de détenu, il ne lui était permis d'écrire à personne.
Un messager cependant porta à Leyde, où elle s'était retirée, cette plainte désespérée du captif:
"Ma chère amie, mes chers enfants, je sens approcher ma dernière heure: et c'est sur ma paille où je suis enchaîné depuis cinq ans que je vous fait mes derniers adieux... je vous embrasse."
Il ne mentait pas. Le poids de ses fers l'avait anéanti; contraint à l'immobilité par la prostration de ses forces et par l'engourdissement qui l'avait envahi au contact de l'humidité, ses jambes avaient gonflé, sa peau s'était rompue en plaies profondes. Les rats énormes qui abondaient dans la prison se jetèrent bientôt sur cette masse informe et inerte et lui dévorèrent les chairs jusqu'aux os. Le malheureux, dans les membres duquel la sensation avait survécu, sentait ses muscles se déchirer sous les dents de ses voraces ennemis sans pouvoir faire un mouvement pour se soustraire à ces tortures.
Son agonie se prolongea dix-huit jours. Un matin enfin, le geôlier ne trouva plus dans la cage qu'un cadavre à demi rongé.*


L'aventure du Taurus. Souvenirs du Siège.

Un autre épisode tragique et qui passe en horreur tout ce qu'on peut imaginer, ce fut le drame du Taurus, en 1809. Le Taurus était un brick-goélette californien armé pour la traite des nègres. Comme il transportait son "bétail" des côtes de Guinée au Vénézuela, les fièvres décimèrent l'équipage et le bateau, désormais sans direction, alla au gré des flots.
Cependant les esclaves étaient demeurés dans l'entrepont que l'on avait barricadé en cas de révolte. Quelques-une parvinrent à briser leurs liens et se glissèrent dans la cale en quête d'un peu de nourriture. Des milliers de rats libérés de leur prison flottante, se répandirent aussitôt dans l'entrepont et se jetèrent sur les captifs avec une fureur extraordinaire. Ils étaient enragés!
Lorsque, quelques semaines après la Maria-Hellena, approcha le Taurus que les courants entraînaient vers le cap Horn, un spectacle affreux s'offrit aux regards de tous: le négrier était jonché de cadavres et sur le pont et dans sa mâture, poussant des cris farouches et s'entre-dévorant, s'agitait une horde de possédés.
Les méfaits des rats dans les égouts parisiens sont bien connus et nous les mentionnerons que pour mémoire. L'administration municipale s'efforce d'en limiter le nombre en mettant leurs têtes à prix. C'est qu'ils constituent un réel danger pour les intéressants travailleurs du sous-sol de la ville qui ont parfois à livrer avec eux de vrais combats.
Pour nuisibles qu'ils soient, les rats ont pourtant une certaine utilité... comestible. Les Chinois apprécient leur chair; les indigènes de la terre de feu les dévorent tout crus; et ils jouèrent presque un rôle patriotique pendant le siège de Paris.
C'était en ces heures tragiques où le pain était un mélange sans nom dans aucune langue, un mortier jaunâtre fait de son, de sciure de bois et de paille. On payait 20 francs un litre de lentilles, deux œufs 10 francs, deux harengs 12 francs. Rochefort achetait un pigeon 100 francs et le ventre de Paris avait absorbé 56.000 chevaux, 5.000 chats, 2.000 mulets, 3 éléphants et plusieurs chameaux. Le rat fit prime, "Il a, disait les heureux mortels qui en purent manger un goût approchant celui des oiseaux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 16 juin 1907.

* Nota de célestin Mira:




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