dimanche 28 janvier 2018

Les grands hommes sont-ils fous?

Les grands hommes sont-ils fous?


On raconte une plaisante anecdote sur madame Schneider dont on vient de célébrer le quatre-vingt-huitième anniversaire à Heiligenstadt. Elle avait dans son enfance connu Beethoven. Le magistral auteur de la Symphonie Pastorale était, dans sa ville, un objet de curiosité. On le rencontrait errant par les rues, tête nue, le costume en désordre. Sa figure était toujours sombre, son regard tragique et il parlait tout seul. Aussi était-il un véritable épouvantail pour les enfants qui se sauvaient, dès qu'il apparaissait.
Un jour que Mme Schneider aperçut de loin Beethoven, elle se réfugia, apeurée, derrière les jupons de sa tante qui lui dit:
- N'aie pas peur; ce vieux monsieur ne te fera rien... il est simplement un peu fou.
Ces paroles de la bonne dame, pour comiques qu'elles nous apparaissent, aujourd'hui que Beethoven est entré dans l'immortalité, représentent assez l'opinion qu'on se fait des hommes qui, par quelque point, se distinguent du commun. Elle est très excusable. Une vie tout entière adonnée à l'art ou à la science, une surexcitation constante des facultés créatrices, ne vont point sans se trahir par quelques signes extérieurs. Le public y voit de l''"originalité", des spécialistes ont voulu y reconnaître la marque d'une certaine folie.
Donc on a prétendu que les grands hommes étaient des manières de fous. Les phrénologistes ont pesé leurs cerveaux, ils ont palpé les bosses de leurs crânes et ont assuré y avoir découvert les stigmates indubitables de la dégénérescence. A l'appui de ces dires, ils ont cité des exemples.
Pour eux, Napoléon, l'homme le plus discuté du siècle dernier, était épileptique. D'autres s'accordent à reconnaître qu'il était névropathe. On a consulté les mémoires, livres de souvenirs, correspondances nous initiant à sa vie intime. Et comme il se rencontre toujours dans la carrière d'un homme quelques actes irraisonnés, quelques "gaffes", quelques folies, on arrive en les mettant en valeur à donner un air de vérité aux thèses les plus paradoxales.
La question paraît donc insoluble. Et pourtant les biographies d'hommes célèbres, nous citant quelques-unes de leurs étrangetés, sont bien faites pour nous plonger dans un abîme de perplexité.
Nous voyons, par exemple, dans l'histoire de Guillaume Budé, fondateur du Collège de France que le domestique du vieil érudit entra un jour dans son cabinet de travail en criant: "Au feu, la maison flambe." Déjà une partie de l'escalier était devenue impraticable.
- "Avertissez ma femme, répondit Budé; vous savez bien que je ne me mêle pas des affaires de ménage." Il fallut l'emporter de vive force et le passer par la fenêtre pour lui sauver la vie.
Aristote, quand il se livrait à sa méditation, portait toujours sur lui une bourse pleine d'huile chaude; Kate ne commençait un poème qu'après avoir avalé des rôties frottées de poivre de Cayenne; Crébillon travaillait dans l'ombre, des têtes de mort jonchaient le parquet de sa chambre, de noirs corbeaux qu'il avait apprivoisés voletaient à ses côtés. Il affirmait trouver dans ce lugubre décor ses meilleurs inspirations.



Crébillon travaillait dans une pièce sombre,
entouré de têtes de mort et de corbeaux.



Une "distraction" d'Alfred de Musset.

Le poète de Rolla avait la réputation d'un dandy. Homme à la mode, causeur charmant et spirituel, sa grâce et la beauté de ses traits lui avaient assuré les plus brillants succès féminins. Il allait dans le monde et il s'y plaisait. Mais parfois, dans ces riants décors, sa figure devenait grave et réfléchie: le poète se ressaisissait. Un soir, une jeune fille s'approcha de lui et tendit au "lion" une tasse de thé. Musset, qui était à cent lieues de la fête, la prit pour une quêteuse et, gravement, déposa une pièce de deux sous dans la tasse de thé.



Alfred de Musset, distrait, met deux sous
dans la tasse de thé qu'une jeune fille lui présente.

D'autres distractions de grands hommes sont célèbres. Ampère, toujours préoccupé par ses recherches mathématiques, même dans la rue, prit un jour pour un tableau le panneau luisant d'un fiacre.
A son cours de l'Ecole Polytechnique, il ne manquait jamais de mettre dans sa poche le chiffon qui avait servi a essuyer le tableau. Une autre fois, trop absorbé pour descendre dîner, il avait accepté de tremper un biscuit dans du vin. Quand la domestique remonta pour enlever le plateau, elle vit son maître qui trempait le biscuit dans son encrier. Il avait seulement trouvé in peu amer le goût du vin...




Ampère déjeune avec un biscuit et un verre de vin.
Il trempe son biscuit dans l'encrier. 

De pareilles exceptions ne sont pas suffisantes pour excuser les excentricités voulues de certains "bluffeurs". On aura beau jeu de leur rappeler l'amusante répartie d'une femme d'esprit à son mari. Celui-ci prétendait excuser la coupe de ses pantalons et ses cravates tapageuses, du fait que certains grands artistes s'habillaient volontiers ainsi:
-Eh bien, riposta son épouse, commence donc par être "prix du salon" et tu t'habilleras comme tu voudras!...

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 30 juin 1907.

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