vendredi 8 décembre 2017

Le bon badaud.

Le bon badaud.


Le bon badaud s'est levé de bonne heure. Il a appris par son journal qu'un crime a été accompli quelque part, à Paris: rue Caumartin, par exemple. Rentier, ou employé d'un petit ministère, ou commis dans quelque magasin, avant d'aller à ses affaires, il se rend d'un pas accéléré vers le théâtre du crime, et se plante en arrêt devant l'immeuble incriminé.




Il y rencontre d'autres badauds comme lui, arrivés avant, pendant et après, et tous, rangés, groupés sur le trottoir d'en face, ils contemplent avec plénitude les fenêtres de l'appartement où le drame s'est passé.
Peu à peu, la conversation s'engage entre les badauds et chacun discute. Il y a là des vieux et des jeunes, un homme décoré, quelques concierges du quartier, plusieurs garçons bouchers, des mitrons, un jeune télégraphiste qui en oublie ses dépêches, deux ou trois femmes en bonnet. 



Tous regardent des vitres pareilles aux autres vitres, des chapiteaux ressemblant à d'autres chapiteaux, une porte cochère modelée sur une autre porte cochère. Ils attendent un événement qui n'arrive jamais, dévisagent les gens qui sortent de la maison, s'approchent timidement de ceux qui entrent, pour voir, pour deviner ce qu'ils peuvent y aller faire.
- C'est au deuxième, disent-ils.
- Non, c'est au troisième.
- Il parait qu'elle était riche.
- C'est bien fait, c'était une fille.
- Elle trompait son amant.
- La bonne aurait dû entrer quand même.
- Si j'étais de la police, je sais bien ce que je ferais.
- On dit que c'est un Américain.
- Les Américains n'ont pas de rasoirs, ils n'ont que des revolvers.
- Alors, c'est un Anglais.
Le groupe s'épaissit. D'autres badauds sont intervenus. Ils ne savent pas ce dont il s'agit. Ils regardent parce qu'on regarde. On les met au courant. Un assassinat! On demande des détails. Il y a là un monsieur qui est arrivé avant tous les autres et qui a l'air d'en savoir plus long. Celui-là transmet l'histoire à un deuxième qui se substitue à lui. Pressé, il s'en va, laissant sa survivance à un troisième, et ainsi de suite. Ce pèlerinage dure plusieurs jours, et va en diminuant. Le badaud rentre chez lui satisfait. Il n'a rien vu, il ne sait rien, mais il peut décrire une maison de Paris, faite comme les autres. C'est un souvenir qu'il racontera à ses enfants.
Le badaud est infini. C'est lui qui s'arrête devant un camion renversé ou un cheval abattu. Il assiste à la catastrophe. On relève le camion, on emporte le cheval. Le badaud reste en place, pour conter l'aventure aux survenants. Cinq heures après le groupe continue à stationner. Il n'y a plus là un seul des badauds qui ont vu. Ce sont des badauds approximatifs, qui ont déjà brodé sur l'histoire. C'est le badaud par ouï-dire, remplaçant le badaud de visu.
Le badaud n'est pas dangereux, mais il a des conséquences funestes. C'est à cause de lui que des vol-au-vent arrivent trop tard chez les particuliers et que les domestiques mettent cinq heures pour aller porter une lettre à la poste.





Physiologies parisiennes, Albert Michaud, illustrations par Caran d'Ache, Job et Frick, à la Librairie illustrée, 1887.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire