mardi 5 décembre 2017

Château-Morand.

Château-Morand.


Ce château, qui date de 1520, bien que remanié plusieurs fois depuis, a gardé de son origine certaines parties marquées du caractère authentique de l'époque qui les édifia. Tel qu'il nous reste, il est intéressant à visiter; pour le touriste et l'archéologue, il est curieux; pour l'amateur des faits éloignés de notre histoire, pour le chroniqueur épris d'études sur les personnages disparus, il est parlant, il est hanté!...



Saint-Martin d'Estreaux
Entrée du Château-Morand.

Si cette demeure à l'entrée majestueuse abrita la grande famille des Château-Morand, elle eut surtout l'honneur insigne de voir naître en ses murs la belle Diane, chantée dans l'Astrée*.
Vers 1556, en effet, une petite enfant y naissait, animant bientôt de ses cris les appartements magnifique et la somptuosité du parc. Fillette mignonne, elle parcourut à menus pas le dédale de couloirs, courant partout, se faisant aimer de tous par sa gentillesse et sa beauté précoce. Fille unique d'Antoine de Château-Morand, seigneur et baron "du dit" et de Gabrielle, de la grande famille des Lévis, Diane tint en sa main, en venant au monde, les possessions de Château-Morand, Beauverty, Changy, Pradelles et Vachières, Cholier, Bournat, Pierrefite et Montormenté. 
Élevée avec tous les soins que demandaient son rang et sa grande fortune, elle devint une jeune fille accomplie. Elle étudia avec avidité et s'instruisit en toutes choses avec une ardeur rare chez une femme de son temps. Les langues étrangères, même le latin et le grec, lui devinrent familières. Les nobles exercices, comme l'équitation et la danse, n'eurent plus pour elle aucun secret; elle était musicienne et artiste dans le sens vrai du mot, sachant savourer et apprécier la musique française et étrangère en dilettante. Les littératures modernes ou anciennes, celles de notre pays comme celles de l'extérieur, étaient son régal journalier.
Plus d'un noble regard la suivait, lorsque, en société, sur la terrasse du manoir paternel, elle causait avec la gracieuse fougue qu'elle mettait à toutes choses, ou bien, lorsque, à cheval, elle suivait une chasse, magnifiquement vêtue, dirigeant sa haquenée avec maestria...
Alors, dans le feu de la conversation ou dans la vivacité de la course, ses traits s'irradiaient encore de l'étincellement de son intelligence merveilleuse, de la vie superbe qui émanait de toute sa beauté.
Aussi, à quinze ans à peine, en 1571, ayant cependant assez frôlé les parois de la vaste demeure pour y avoir semé des regrets, elle fut  fiancée à Anne d'Urfé. Les deux époux étaient fameux par leur position dans la noblesse du Forez, comme nous l'apprend le contrat de mariage conservé dans les Archives de la Cour d'appel de Lyon. Anne portait le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, et il était l'aîné de Jacques d'Urfé, chevalier de l'ordre du roi, seigneur de la Bastie et d'une foule d'autres lieux, bailli du Forez. Il avait pour mère Renée, de l'illustre maison de Savoie, comtesse souveraine du Tende et du Marc. Nous connaissons d'autre part les titres du père de Diane.
Certains prétendirent que l'union d'Anne d'Urfé avec Diane le Long de Cheuillac de Château-Morand ne fut, pour le jeune seigneur de la Bastie, qu'un mariage de convenance. Il aurait été vivement épris de Marguerite Gaste, femme de Jacques d'Apchon, seigneur de Montrond, et il se serait résigné à ce mariage surtout pour plaire à son père, qui, avec ses douze enfants à pourvoir, désirait vivement que l'aîné de sa race épousât la riche héritière de Château-Morand.
D'autres ont trouvé Anne d'Urfé fort épris de la belle Diane, et nous nous rangeons de leur côté. Littérateur et artiste, comme tous ceux de sa maison, il vit en elle une compagne idéale; d'une âme sensible et enthousiaste, il devint l'esclave de cette beauté sans pareille; jeune comme elle (à peine un an de plus), grand seigneur, beau, d'un caractère calme, mais plein de volonté dans ses déterminations... il l'aima... de toute la force de son être...
Mais... et dans ce mais tient tout le mystère de cette existence de femme sur laquelle les chroniqueurs nous disent si peu... mais Diane l'aima-t-elle? Fut-elle si dépourvue de sentiment que les avantages du rang la laissassent insensible?... Ce rang fut illustre, cependant, puisque son époux devint bailli du Forez après la mort de son père, et qu'il fut simultanément capitaine de 200 chevau-légers, mestre de camp, lieutenant de la Ligue, lieutenant-général du roi en Forez, conseiller d'Etat, conseiller privé, chevalier de l'ordre du Saint-Esprit... Fut-elle si froide, si indifférente devant cet amour que sa beauté inspirait, qu'elle ne répondit jamais à l'affection qu'elle avait inspirée à son seigneur?... On ne sait.
Après vingt-cinq ans d'une union sans joies, où le bailli multiplia vainement ses amabilités, où il composa pour sa dame jusqu'à cent sonnets, pourquoi demanda-t-il à Rome l'autorisation de se séparer de Diane et entra-t-il dans les ordres?... Stupéfiante décision de la part d'un gentilhomme de quarante-trois ans, riche, d'une grande famille, comblé de dignités, et qui aimait d'un attachement extrême tout ce qui était de sa maison!... L'imagination du romancier, préoccupée du mystère qui entoura cette rupture, fait dire à Anne au moment décisif du départ: "Nous ne nous sommes pas compris, nous n'étions pas faits pour nous comprendre... Alors que mon âme vous vouait un amour sans bornes, votre indifférence et votre insensibilité inconcevables me détachaient, douloureusement, comme malgré moi et peu à peu, de votre froideur invincible... Et... je n'ai plus voulu, ici-bas, aimer qui que ce fût après vous avoir tant aimée!... J'ai demandé à Dieu de consoler mon coeur meurtri..."(1)
Et cependant, deux ans après, en 1600, Diane de Château-Morand épouse Honoré d'Urfé, le cinquième frère d'Anne!... Honoré, de douze ans plus jeune qu'elle!... Honoré, fin littérateur déjà renommé... qui eût dû connaître son vilain caractère, l'ayant pu apprécier à la Bastie!... Plusieurs disent qu'il l'épousa uniquement pour conserver à sa maison les biens de la riche héritière... mais on ne peut croire à un calcul aussi bas de la part d'un homme au caractère si élevé... surtout quand il a déclaré lui-même avoir chanté Diane et son amour dans l'Astrée. Qu'on s'y reporte, et l'on verra dans ces phrases de feu quel amour que la belle Diane sut inspirer encore au dernier-né de la grande race!... Amour aussi grand que celui de son aîné... et qui devait finir de la même manière, puisque, en 1606, il la quitta sans formalités légales: "Cette femme est un mystère, pouvait-il dire à son frère aîné, à qui le romancier cité plus haut lui fait conter sa peine: elle fascine comme le chant des sirènes et entraîne dans la mort!... Et, quittant Diane, aussi, par un matin triste, comme celui où Anne était parti, il lui lança ces mots, que l'on retrouve en partie dans l'Astrée: "Las!... madame... votre beauté est grande, votre esprit est orné, mais votre âme est vide d'idéal et de dévouement maternel... Le raffinement de votre coquetterie fait votre seule vertu!..."
Diane, après son premier abandon, revint habiter Château-Morand, renonçant à tout jamais à la Bastie, à ses trésors artistiques, aux d'Urfé et à leur luxe. Libre et riche, elle restaura son château, l'embellit, en souvenir sans doute de la belle loggia de la Bastie, qui existe encore; elle y organisa des fêtes et des réceptions où elle montra sa beauté, où elle fit pétiller son esprit et miroiter sa vaste intelligence. 



Saint-Martin d'Estreaux
Le Château-Morand.

Puis, avec Honoré, fière d'avoir reconquis un d'Urfé, elle vécut dans ce tourbillon de plaisirs qu'elle aimait...lançant son époux dans cette vie factice qui était la sienne.
Lorsque Honoré l'eût quittée, parce que, rapportent quelques auteurs, elle s'entourait de grands chiens qui salissaient les appartements, elle s'ensevelit dans son manoir.
Et depuis, il a pu glisser dans ce parc bien des êtres, il a pu s'accouder à ces fenêtres bien des personnes... Pour nous, en parcourant ces salles, en contemplant cette façade du XIIe siècle qui donne accès dans les jardins, en plongeant le regard dans la profondeur des eaux bleues de l'étang calme, il ne nous reste qu'une image, celle de Diane la belle, il ne nous reste qu'un harmonieux son, retrouvé là, montant de partout... la voix de cette enfant mignonne, la voix de la grande dame, dominatrice et hautaine, la voix de la châtelaine deux fois abandonnée, digne, dédaigneuse et souverainement belle, jusque dans la mort, qui la prit vers 1620.

                                                                                                                           J. Lasserre.

(1) Diane de Château-Morand, dame d'Urfé. - Ollendorff, éditeur.

Le Magasin pittoresque, 15 septembre 1913.

* Nota de Célestin Mira:







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