samedi 11 novembre 2017

L'ombrelle, fraîcheur du teint.

L'ombrelle, fraîcheur du teint.






Dans une comédie qui date d'hier, un mari reproche à sa jeune femme d'avoir acheté fort cher une ombrelle en dentelle de Chantilly, qui n'abrite pas du soleil.
"Ecoutez-moi, dit-il. Ça n'est pas pour la dépense, mais vraiment c'est insensé de mettre vingt louis à une ombrelle qui n'est pas une ombrelle, puisque je le répète, elle n'abrite pas du soleil.
- Le soleil! le soleil! répond la jeune femme. Qu'est-ce que le soleil a à faire là-dedans. On porte une ombrelle, ce n'est pas contre le soleil, mais parce que ça complète une robe, parce que ça donne de jolis gestes... Vous ne comprenez donc rien aux femmes? On a un éventail: est-ce que c'est pour s'éventer? On a un mouchoir: est-ce c'est pour se moucher? Tenez, vous êtes répugnant."
L'ombrelle, ce petit nuage de soie et de dentelle, dont l'ombre transparente ajoute on ne sait quel charme de mystère à un joli visage, qui donc en effet serait assez lourdaud pour vouloir lui assigner un rôle utilitaire?
Un critique d'art, l'un des plus graves, Charles Blanc, dans un ouvrage sur l'Art et la parure dans le vêtement, a consacré des pages à définir le rôle de l'ombrelle dans la toilette féminine et à formuler ses "lois". Elles dérivent toutes du grand principe des "couleurs complémentaires". Sachez donc qu'entre la jupe et l'ombrelle il doit y avoir un "rappel de ton": ne pas se conformer à cette règle est une abominable hérésie. Il faut aussi que votre ombrelle s'harmonise avec la nuance de votre chevelure, avec la nature de votre teint. Une ombrelle bleue, pareille à une grande campanule, sera d'un délicieux effet avec des cheveux blonds qu'elle enveloppera comme d'une diaphane atmosphère azurée. A un teint mat conviendra l'ombrelle d'un rouge incarnat qui, en baignant le visage dans une vapeur rosée, reprendra sur les traits un ton vif et chaud.

A travers deux siècles de modes.

L'ombrelle, à la manière dont vous la concevez aujourd'hui, l'ombrelle, menue et gracieuse, n'apparaît guère que dans les premières années du XVIIIe siècle. Elle est alors chargée d'ornements, trop chargée même. Sur son dôme de soie, en forme de clochette chinoise, courent des cordelières, des crépines, des torsades d'or; à son sommet ondule un panache de plume d'autruche. 



L'ombrelle à la fin du XVIIIe siècle. -D'après un dessin de Boilly.

S'abriter du soleil, l'élégante d'alors n'y songe guère. Voyez
quel abri dérisoire offre à cette coquette mère de famille le
léger parasol au long manche qu'un laquais porte derrière elle.
(Collection de Mme Henri Lavedan.)

C'est du manche d'un de ces somptueux colifichets qu'un jour, à Trianon, Mme de Pompadour, assise auprès du maréchal d'Estrées, lui traçait le plan de la campagne d'Allemagne de 1761. C'est encore d'une ombrelle, aussi riche de dorures et de plumes, qu'en 1763, la marquise de Bellegarde, mécontente d'un jugement rendu  dans un procès où elle était demanderesse, fit tomber le "mortier" d'un président au Parlement. Le magistrat ne se fâcha pas: c'était un président très "talon rouge". Il fit même un quatrain où, en vers galants, il enviait le sort de son mortier touché par l'ombrelle de la belle marquise.
En ce temps-là, les ombrelles étaient le plus souvent de couleurs écarlates, incarnat, cramoisi, feu; car la mode, jusque vers 1770, prescrivait aux femmes d'avoir le teint très vif et très coloré. Les élégantes y parvenaient en promenant généreusement le bâton de rouge sur leurs joues; et, à la promenade, elles comptaient aussi sur la lumière qui, filtrant à travers les rouges transparences de leur ombrelle, empourprait leurs traits.
Mais quoi de plus monotone qu'une seule couleur? A la fin on eut assez du "feu" et du "ponceau", et, à la veille de la Révolution, les autres nuances prirent leur revanche. Quels noms précieux en leur bizarrerie elles portent ces nuances, et qu'une ombrelle couleur flamme d'opéra, garnies de soupirs étouffés ou de regrets inutiles devait être une chose merveilleuse de grâce! Une élégante, parmi les étoffes que presque quotidiennement mettaient à la mode les fournisseurs en renom, n'avait que l'embarras du choix. Si la flamme d'opéra n'était pas à son goût, elle pouvait adopter pour son ombrelle une raie entraille de petit-maître, boue de Paris, ventre de puce, œil de roi ou cuisse de nymphe émue.
Au temps du Directoire, l'ombrelle est vaporeuse, zébrée, grecquée de pourpre, brochée d'argent et d'or, comme les tuniques à l'Omphale et à la Diane des Merveilleuses. Sous la Restauration, on raffole du vert, de l'écossais et des "effilées" de soie. Sous le second Empire, tandis que la crinoline, vaste, ample, renflée, bombée, toute chargée de volants est reine, l'ombrelle se rétrécit, se fait toute petite, presque minuscule. 



Au temps des crinolines.

La "Marquise" su second Empire.
(Collection de Mme Lavedan)

Et, pour se donner un  air frondeur, elle se campe de travers à l'extrémité de son manche. Vers 1855, c'est le temps des ombrelles brisées que les élégantes, dans leur promenade autour du Lac, tiennent devant leur visage, comme un écran.


Pour toutes les heures du jour.

Cet été, la mode de l'ombrelle a pris la plus charmante recrudescence. Pour la promenade du matin, au Bois, une fantaisie rustique des plus élégantes consiste à faire monter en ombrelle sur un manche en bois vert une toile de Jouy du premier Empire ou quelque bonne copie d'une perse Louis XV ou Louis XVI à ramages fleuris ou en personnages en camaïeu. Il y a aussi l'ombrelle de soie bleue galonnée de noir au bord pour s'harmoniser avec la jaquette longue également bleue et bordée d'un galon noir, ou à raies blanches et grises disposées dans le sens opposé aux baleines, pour s'accorder avec les jaquettes et les jupes à raies toutes semblables. Quant à l'ombrelle d'après-midi, elle est claire, très claire; c'est un fouillis neigeux de choses souples, mousseuses et vaporeuses. Les unes sont toutes de dentelle précieuse, chantilly, valenciennes, malines, posée sur transparence de nuance tendre. Les autres, de soie blanche, ivoire, crème, sont ornées au bord de guipures incrustées, de mousseline ou de tulle brodé au passé, de soies multicolores parmi lesquelles parfois scintillent quelques paillettes.



Aujourd'hui: l'ombrelle est une merveille de grâce et de légèreté.

Guipures, mousseline, dentelles posées sur transparent de nuance
tendre, voilà les ornements de l'ombrelle moderne, claire et vaporeuse.
Il en est, qui rehaussées de chantilly ou de malines valent
plusieurs milliers de francs.
(Cliché Manuel.)

Quant aux montures, elles sont d'un raffinement merveilleux. Les manches sont en un certain bois de la Martinique brun moucheté de rouge; cette pièce, à elle seule, vaut de 30 à 50 francs. La poignée est d'or, semée de pierreries, ou mieux encore elle est en éblouissant cristal de roche taillé où d'habiles ouvriers savent sertir des semis de rubis et d'émeraudes.

Merveilles de richesse, prodiges de bon marché.

Une modeste poignée, formée d'une tête d'oiseau en jade vert, se vend 150 francs. Une poignée en cristal incrustée de rubis ou d'émeraudes, avec les pointes en or des baleines, coûte de 1.800 à 3.000 francs. Pour l'ombrelle toute montée, les prix sont à l'avenant: une ombrelle très simple, en dentelles, vaut tout de suite de 400 à 900 francs. 


Cette ombrelle en dentelles précieuses, vaut plus de 800 francs.
(Communiqué par la maison Melvelle et Ziffer)

Quand la monture est riche et la dentelle d'un beau travail, elle atteint sans difficulté 5.000 francs. Un parasolier établi près de la Madeleine a, en ces deux dernières années, monté des ombrelles de dentelles qui coûtèrent respectivement 9.000, 12.000 et 17.000 francs, une bagatelle.
Le commerce des ombrelles, en France, représente un chiffre d'affaire annuel de 14 millions de francs, et la vente des ombrelles de luxe ne fourni qu'une faible part de cette somme. On est arrivé même, dans la fabrication de cet objet de parure, à des prodiges inouïs de bon marché: moyennant 1 fr. 45, on livre un article où la soie est remplacée par un taffetas riche en coton, mais qui arrive cependant à faire figure.
Pour l'exportation, on réalise des tours de force encore plus merveilleux. Une maison voisine du boulevard Sébastopol confectionne exclusivement l'ombrelle à l'usage des "dames" négresses de nos colonies africaines. Le manche est en bois blanc tourné à la mécanique et revient à 10 centimes la pièce; la poignée, en celluloïd,  qui joue admirablement la cornaline ou l'agate, coûte un peu plus d'un sou. Bref, les ombrelles peuvent être cédées à 64 francs la grosse. Elles sont tendues de cotonnades où les nuances les plus voyantes sont associées de façon à faire hurler un coloriste; le rose vif voisine avec le vert pomme, l'orangé avec l'outremer. Une "série" à fond rouge sang de bœuf sur lequel serpentaient des zigzags jaune serin et vert émeraude a eu un succès fou. 50.000 de ces ombrelles, dont la vue était insoutenable pour les yeux de civilisés, furent "enlevées" dans les comptoirs du Sénégal, du Dahomey et de la Guinée. Elles font également la joie des élégantes de Saint-Louis et d'Abomey.

Deux cents ombrelles du temps passé.

Ce joli bibelot qu'est une ombrelle ne pouvait manquer de tenter les collectionneurs.
Les deux plus remarquables collections sont, à Paris, celle de Mme la baronne Gustave de Rothschild et celle de Mme Henri Lavedan. Dans la collection de Mme Gustave de Rothschild, la pièce principale est une ombrelle ayant appartenu à Mme de Pompadour; elle est en soie bleue, superbement décorée de ravissantes miniatures chinoises sur mica et d'ornements en papier très finement découpés et appliqués sur le fond. 
Quant à la collection de Mme Lavedan, la plus complète qu'on connaisse, elle comprend 200 pièces que l'on a pu admirer à l'Exposition de 1900 dans la section rétrospective du costume. Mme Lavedan a bien voulut ouvrir pour nous le coffre où dorment tous ces "grands oiseaux d'autrefois", et les voici, les ombrelles du passé, qui sortent, l'une après l'autre, de leur léger linceul de papier de soie. 


Un vrai bijou d'autrefois, cette ombrelle Louis XV, dont le dôme
est tout entier en paille claire. cette pièce est l'une des merveilles
de la curieuse collection réunie par Mme Lavedan.

On les ouvre, on les secoue au soleil printanier; un coup de doigt aux franges emmêlées, aux volants chiffonnés, et elles se retrouvent, pour ainsi dire, ressuscitées, fraîches comme en leur temps.
C'est d'abord un parasol Louis XVI en marceline bleu pâle, avec cette affectation de simplicité mise à la mode par Marie-Antoinette. A ses côtés luit le dôme de paille d'une petite ombrelle de la même époque, dorée comme un rayon de soleil. Mais que signifient ces manches de bois rugueux, ces serges rudes et sombres? ce sont les ombrelles d'un temps où l'élégance était proscrite comme "ci-devant", contemporaine de la carmagnole et du bonnet rouge.



1° et 2° ombrelles Directoire au manche brisé.
3° ombrelle second Empire.
(Collection de Mme Henri Lavedan)

Voici maintenant de ravissants modèles évoquant la restauration et la monarchie de Juillet et enfin les "marquises" du second Empire, rabattues en écran et qui laissent retomber leurs effilés soyeux comme des oreilles de king's-charles. Avec l'amusante puérilité de leurs ressorts, leurs dômes aux mignonnes proportions, leurs petits glands qui pendillent, c'est toute une époque que font revivre ces jolis vestiges un peu désuets et fanés du passé, l'époque des crinolines, des cent-gardes, des bals des Tuileries.
Mais n'est-ce pas là un privilège qu'ont tous ces délicieux colifichets, accessoires et parures de l'élégance féminine? Fragiles, délicats, faits, semble-t-il pour n'avoir qu'une durée éphémère, ils bravent les siècles et, témoins charmants de tant de choses disparues, ils viennent nous apporter le souvenir mélancolique et le parfum des grâces d'autrefois.

Lectures pour tous, juillet 1908.

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