Ceux de qui on parle.

Le Citoyen Pataud.

L'homme qui a rendu illustre le nom de Pataud est le plus modeste des hommes. Son histoire tient en peu de mots: fils d'ouvrier, il entra en apprentissage de bonne heure et apprit le métier de mécanicien. Quand les applications industrielles de l'électricité nécessitèrent des ouvriers spécialistes, M. Pataud se fit électricien. C'est ainsi qu'il collabora longtemps à assurer l'éclairage de Paris. A cette époque, M. Pataud était un homme débonnaire, bien que déjà féru d'idées d'émancipation sociale; personne n'aurait flairé le lion qui dormait dans sa vareuse.

Mais à force de prêcher à ses camarades l'union du prolétariat, le relèvement de la classe ouvrière, l'extinction du paupérisme, la suppression du capital et l'abolition du patronat, M. Pataud finit par se faire écouter et par inspirer une certaine admiration.

Quand le mouvement syndicaliste commença à se développer, M. Pataud ne resta pas en arrière: la Chambre syndicale des électriciens, dont la constitution est due presque entièrement à ses efforts, le choisit pour secrétaire. Il accepta cette mission avec fierté et y consacra tous ses soins. Nombreux sont ceux qui ont éprouvé le dévouement de cet homme de bien pour ses frères, c'est à dire pour les syndiqués. L'atelier, il fallait bien le délaisser un peu; mais sous aucun prétexte M. Pataud n'aurait manqué de se rendre à son poste de la Bourse du Travail. Il n'est plus question, en matière syndicale, de huit heures de travail, et les plus fatigués se retrouvent des muscles tout neufs quand il s'agit d'aller voter une motion de blâme au gouvernement.

Grandi par l'estime où le tenaient ses pairs, grisé par le succès des idées pour lesquelles il avait combattu, M. Pataud eut une vision grandiose. La fée Electricité apparut et lui dit:

- Tu seras Pataud, le grand Pataud. Je t'aiderai à conquérir le monde.

Dès lors, se sentant soutenu, M. Pataud soutint éloquemment les revendications des électriciens. Il obtint des augmentations de salaires correspondant à des diminutions de travail, il traita de pair à égal avec les directeurs d'usine, et un jour qu'on refusait de lui donner satisfaction, invoquant sa Protectrice, il plongea Paris dans l'obscurité pendant vingt quatre heures: sur un mot de lui, tous les électriciens s'étaient mis en grève.

Les théâtres durent fermer; les cafés firent des affaires déplorables; quantité de camelots et de pauvres loqueteux, que nul n'indemnisa, perdirent les quelques sous qu'ils récoltent chaque soir à la porte des établissements de nuit. Mais les syndicats étaient vengés.

Paris a bon caractère et ne se fâcha pas. On se contenta de couvrir de sarcasmes "ce bon M. Pataud". On l'a appelé le dieu de l'obscurité; le tsar des circuits, le grand éteigneur. Il joue un rôle dans toutes les revues. Personne ne lui a gardé rancune, parce qu'on sait que c'est un brave homme, qui voudrait voir tous les habitants de la terre heureux.

Il faut s'attendre à ce que les grèves générales soient de plus en plus fréquentes. Il y a même pour certains commerces une source de profits dont on ne s'est pas assez avisé. Pendant la grève de l'électricité, les marchands de bougies ont fait des affaires d'or. Une grève des blanchisseuses enrichirait les fabricants de lingerie et vice versa. Souhaitons que les syndiqués conservent longtemps leur intégrité. Du jour où ils deviendront corruptibles, nous verrions les bottiers faire déclarer la grève des cochers de fiacre et les financiers celle des magistrats.

                                                                                                                            Jean-Louis.

Le camarade Pataud à la mer.

On se souvient qu'au lendemain des massacres de Villeneuve-Saint-Georges, l'été dernier, la corporation des électriciens parisiens décréta une "grève de protestation" qui dura deux heures. Après cette manifestation, le citoyen Pataud demeura invisible, et les gens "bien informés" affirmèrent qu'il faisait admirer, sur une plage élégante, la finesse de son Panama, la blancheur de son complet de flanelle, l'énormité de ses cigares. Et toute la presse de dauber sur ce jouisseur qui s'offrait, si l'on peut oser cette métaphore, "des bains de mer dans la sueur de ses camarades."

En réalité, les électriciens avaient dû obliger leur secrétaire à prendre quelques jours de repos, absolument indispensables, avait déclaré le médecin, après une année d'écrasant labeur. Car on ne se doute pas généralement de ce qu'est la journée d'un secrétaire consciencieux d'un syndicat; seize à dix-sept heures de besogne à la Bourse du Travail, en délégation, au Conseil des Prud'hommes, en réunion publique, etc.

Pataud se fit donc recevoir membre de la société Le Rayon de Soleil, dont les adhérents font, à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, en Vendée, un séjour de quelques semaines au prix raisonnable de deux francs par jour. On reconnaîtra sans doute qu'à ce prix, un secrétaire de syndicat, fut-il même Pataud, peut s'offrir des bains de mer sans s'amollir aux délices de Capoue!

Pataud devint la principale curiosité du petit trou pas cher; on vint le voir faire sa trempette, et un petit café proche de la plage s'abrita sous cette enseigne:

Au bain de Pataud.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 20 décembre 1908.