mercredi 1 novembre 2017

Abbaye des Vaux de Cernay. Part I

Abbaye des Vaux de Cernay.
                 Part I


A gauche de la route de Versailles à Rambouillet, et à peu de distance de cette dernière ville, se trouve un pays bien connu des artistes et des archéologues. La vallée des Vaux de Cernay, avec ses rochers, ses verdures variées, ses ruisseaux, ses aspects de solitude et de sauvagerie, est devenue un lieu de rendez-vous pour les paysagistes, et a inspiré plus d'un tableau de mérite. Quant il n'y aurait que la beauté des sites de cette charmante vallée pour attirer les curieux, ils pourraient y venir en toute confiance, sûrs de ne pas perdre leur peine et leur temps.
Mais, à côté de ces beautés naturelles se trouvent des ruines d'un grand intérêt, bien faites pour retenir l'homme d'étude; car, par une heureuse fortune, l'histoire de ces ruines a pu être reconstituée à partir de la pose de la première pierre pour ainsi dire. Des chercheurs savants, MM. Merlet et Moutié, ont fouillé partout pour recueillir tout ce qui se rapportait à un passé qu'il fallait faire revivre, et un grand seigneur dont le nom sera toujours cher aux lettres, aux arts et aux sciences, M. le duc de Luynes, a voulu subvenir aux frais de ces investigations et faire en sorte qu'elle devinssent utiles à tous.
De l'alliance de ces travaux et de cette générosité est né un livre consciencieux, complet, où sont consignés tous les actes importants de la vie de l'abbaye des Vaux de Cernay, pendant plusieurs siècles, et où nous apprenons bien des choses intéressantes, non pas seulement sur l'abbaye, mais encore au sujet des différentes époques pendant lesquelles elle a existé. Il nous a semblé juste de payer d'abord ce tribut de reconnaissance à ceux qui ont rendu faciles et agréables toutes recherches ultérieures relative à cette question.




L'abbaye des Vaux de Cernay remonte jusqu'au commencement du douzième siècle. Les uns ont assigné 1128, les autres 1132, comme date de son origine. Aujourd'hui il est démontré que la vraie date de la charte de fondation de l'abbaye est 1118. On la trouve dans un texte authentique du commencement du treizième siècle, faisant partie d'un inventaire des chartes de l'abbaye de Savigny, d'où émanait l'abbaye des Vaux de Cernay. A côté d'un document établissant que l'abbaye de Bolbec (abbatia de Bello Becco) fut fondée en "l'an du seigneur 1118, le 15 avant les calendes d'octobre (anno Domini M° C° XVIII°, XV kal. octobris)", on lit que "la même année et le même jour fut fondée l'abbaye des Vaux de Cernay (codem anno et codem die, abbatia de Vallibus Sarneii)."
C'est donc en 1118 qu'un moine de l'abbaye de Savigny, dont le nom n'est pas bien déterminé, on hésite entre Arnaud, Artaud ou Arrald, fut chargé par saint Godefroy de la direction de quelques moines de l'abbaye de Savigny. Il vint s'établir dans la vallée de Cernay, que l'on appelait alors Bric-Essart, après en avoir reçu la concession de Simon, seigneur de Neauphle.
A propos de ce Simon, il n'est pas inutile de relever une erreur que nombre d'auteurs ont reproduite, et qui a pris sa source dans une inscription placée sur son tombeau, et aujourd'hui détruite. On y lit entre autres choses: "Dominus Simon de Neauphle-le-Chastel, CONNESTABILIS Franciæ, etc..." Aussi a-t-il passé et passe-t-il encore pour avoir été connétable sous Louis VII. Mais on ne trouve dans aucun acte du règne de ce roi le titre de connétable joint à son nom. De plus, il est à peu près certain que cette inscription ne remonte pas au delà de la seconde moitié du quinzième siècle, ce qui donne le droit de s'en défier. On voit d'ailleurs, dans l'histoire, Raoul succéder immédiatement comme connétable à Matthieu de Montmorency, en possession de cette charge depuis le commencement du règne de Louis VII, de sorte qu'il n'y a vraiment pas de place sur la liste pour Simon de Neauphle.
Quoi qu'il en soit, le nouveau couvent reçut bientôt d'assez nombreux adeptes pour devenir maison mère à son tour. Moins de vingt ans après sa fondation, en 1137, il envoyait plusieurs de ses membres établir l'abbaye du Breuil- Benoît (Brolium Benedictum) dans la paroisse de Marcilly, au diocèse d'Evreux.
A Arnaud succéda Hugues, vers 1145. Deux ans plus tard, en 1147, l'abbaye de Savigny qui était restée jusqu'alors indépendante, et qui ne pouvait se soutenir plus longtemps, se soumit avec tous les monastères qui dépendait d'elle à la règle de Cîteaux. L'abbé Serlon, dans un chapitre général, en présence du pape Eugène III, fit cette déclaration, et l'abbaye des Vaux de Cernay suivit tout naturellement l'exemple de la maison mère.
On connait les noms de presque tous les quarante-neuf abbés qui furent les supérieurs de cette célèbre abbaye, depuis le douzième siècle jusqu'à la fin du dix-huitième. Il y a dans la quantité des hommes parfaitement insignifiants, mais il en est un certain nombre qui, à un titre ou à un autre, ne doivent point passer inaperçus.
Le sixième abbé, Guy, est un des plus connus par la part qu'il prit aux affaires générales de la France. En1193, pendant la guerre que se faisaient Philippe-Auguste et les Anglais, redoutant également et les attaques des ennemis et les pillages des Français, il se réfugia avec ses frères dans les maisons que l'abbaye possédait à Paris. Il était retourné dans son couvent depuis plusieurs années, lorsqu'en 1201 il fut chargé de prêcher la guerre sainte. L'année suivante, il fit partie de cette armée qui se mit en route pour Jérusalem, et qui n'alla pas plus loin que Zara: il est vrai que les croisés saccagèrent la ville. Le pape les excommunia, et avec eux les moines des Vaux de Cernay, qui les avaient accompagnés Guy obtint du pape Innocent III une bulle qui défendait aux évêques et aux curés d'excommunier et de suspendre les serviteurs des abbayes.
En 1206, avec onze autres abbés de Cîteaux, sous la direction d'Arnaud, général de l'ordre, il se livra à l'oeuvre de la prédication dans le midi. On sait que cette prédication ne réussit pas, et que cet insuccès amena l'horrible guerre connue sous le nom de guerre des Albigeois. La part toute particulière que prit ce moine à la guerre en question s'explique par les liens et relations qui existaient entre le monastère des Vaux de Cernay et la famille des Montfort, fondateurs, bienfaiteurs du couvent et chefs de la croisade.
Guy avait un neveu, Pierre, moine des Vaux de Cernay, connu comme historien de la guerre des Albigeois. Le livre de ce moine n'est guère qu'un panégyrique de Simon de Montfort, et le fanatisme, la fureur, la joie cruelle qu'on y trouve à chaque page, sont d'étranges et tristement curieux documents de cette histoire sanglante. Quelques lignes seulement montreront jusqu'à quel point le sens, non pas de la charité, mais de la plus simple humanité était anéanti dans ces âmes en démence:
" Sur l'heure en furent tirés (du château de Lavaur) Amaury, dont nous avons parlé ci-dessus... et autres chevaliers au nombre de quatre-vingts, que le noble comte arrêta de pendre tous à un gibet; mais quand Amaury, le plus considérable d'entre eux, fut pendu, les fourches patibulaires, qui par la trop grande hâte, n'avoient pas été bien plantées en terre, étant venues à tomber, le comte, voyant le grand délai qui s'ensuivoit, ordonna qu'il tuât les autres. Les pèlerins s'en saisirent donc très-avidement, et les occirent bien vite sur la place. De plus, il fit accabler de pierres la dame du château, sœur d'Amaury, et très-méchante hérétique, laquelle avoit été jetée dans un puits. Finalement, nos croisés, avec une allégresse extrême, brûlèrent hérétiques en nombre."
Quant à Guy, pour prix de son dévouement aux Montfort, il fut nommé évêque de Carcassonne.
Sous Thomas 1er, successeur de Guy, en 1215, Port-Royal fut érigé en abbaye et soumis aux Vaux de Cernay. On sait de quel éclat brilla Port-Royal au dix-septième siècle.
Ce Thomas reçut comme moine Thibaud de Marly, de l'illustre maison des Montmorency, qui fut lui-même abbé des Vaux après la mort de Richard, successeur de Thomas.
L'illustration de Thibaud, qui fut canonisé par la suite, est une gloire plus pure et plus douce que celle de Guy. Son nom resta longtemps populaire dans la vallée, et les villageois le citaient toujours avec respect et reconnaissance.
Thibaud fut d'abord destiné à la profession des armes. Fils de Bouchard de Montmorency et de Mathilde de Châteaufort, il semblait, par sa naissance et ses relations, appelé à vivre au milieu du bruit, des plaisirs et des grandeurs. Il resta même quelques temps à la cour de Philippe-Auguste, pendant que son père conduisait une partie de l'armée de la croisade albigeoise sous les ordres de Montfort. C'est à ce moment qu'il se présenta au monastère des Vaux: l'abbé Thomas ne l'admit, du reste, qu'après avoir éprouvé sa vocation de diverses manières; mais ces différentes épreuves ne servirent qu'à mieux faire ressortir sa piété, sa douceur et son humilité.
On trouve entre autres dans l'histoire de sa vie le récit d'une aventure merveilleuse, qui prouve bien quelle idée on se faisait de lui. Nous donnerons ce récit dans toute sa simplicité; il a trait, d'ailleurs, à un des événements les plus importants de la vie de Thibaud, puisqu'il s'agit de la circonstance qui, selon son naïf biographe, le décida à se faire moine.
" Lorsqu'un jour il se fut mis en chemin pour aller au tournoi, accompagné d'autres personnes de sa qualité, il entendit qu'on sonnoit la messe dans une église qui se trouva sur son passage. Thibaud ne considéroit ces jeux que comme de vains amusements, et s'y exerçoit seulement par nécessité; c'est pourquoi il n'eut pas de peine à se séparer de sa compagnie pour entrer dans l'église afin d'assister à la messe.
Au sortir de l'église, il alla retrouver ceux qui l'accompagnoient, lesquels venoient de leur côté à sa rencontre, pour se réjouir avec lui de la victoire qu'ils avoient gagnée aux jeux des tournois: "Vous avez surpassé les autres, lui disoient-ils, et vous avez remporté le prix." Ce qu'ils disoient, parce que, par un effet surprenant de la volonté de Dieu, qui leur fit voir ce qui n'étoit point, dans le même temps que Thibaud étoit dans l'église, il leur avoit paru monté sur un cheval d'une bonté et d'une beauté extraordinaires, et combattant dans ces jeux avec tant de succès qu'ils avoient cru qu'il y était demeuré victorieux."
Thibaud fut en grande vénération auprès de Louis IX et de la reine sa femme, Marguerite de Provence, et le respect dont il était entouré de son vivant lui fut encore continué après sa mort. Marguerite de Provence, devenue veuve, alla visiter le tombeau du saint abbé, devant lequel "elle fléchit le genou, et, s'étant prosternée à terre, elle se répandit en prières, et au milieu de larmes abondantes, elle se recommanda à Dieu et à ses saints."
Plus tard, le roi Philippe, fils de louis IX, "étant venu à l'abbaye, fit appeler un moine des plus anciens, et qui se nommait Henri d'Aties. Il le questionna avec soin sur la conversation, la vie et les mœurs de Thibaud. Cet Henri était un homme âgé, fidèle, noble de race; il répondit: "Assurément, seigneur roi, je n'ai de toute ma vie connu un homme meilleur que le pieux Thibaud, si ce n'est le roi votre père." A ces paroles, le roi commença à répandre de douces larmes, et, allant aussitôt à la chapelle où reposoient les os du saint et fléchissant le genou, il adora Dieu avec larmes."
Quand Thibaud mourut, il était supérieur de l'abbaye des Vaux de Cernay, de celle de Port-Royal, de celle du Trésor en Vexin, et de l'abbaye d'hommes du Breuil-Benoît, au diocèse d'Evreux.
Les huit abbés successeurs de saint Thibaud n'ont laissé aucun souvenir. Simon de Rochefort, qui vint ensuite (élu en 1320 et mort en 1328) était docteur en théologie, ce qui n'a rien d'extraordinaire; mais sa science théologique, lui valut après sa mort l'honneur d'une inscription qui fut gravée sur sa tombe, et que l'on peut citer à titre de document, comme un exemple du mauvais goût poétique de l'époque:


Cleri sol, luna, lux, laus, fons, fluvius, æquor
Regula, lima, decor, petra jacet iste sub una.

En français: "Du clergé le soleil, la lune, la lumière, la gloire, la source, le fleuve, la mer, la règle, la lime, l'honneur, il gît sous une seule pierre."
Au quinzième siècle, pendant l'administration de l'abbé Dimanche, ou Dominique de Beaune (abbé de 1430 à 1452), l'abbaye des Vaux souffrit cruellement de la guerre qui désolait alors la France. Rien n'est plus douloureusement éloquent que le naïf passage qu'on va lire, et qui est extrait de dépositions faites par des témoins en 1462:
" - Durant les guerres et divisions qui ont couru et duré en ce royaume de France par l'espace de plus de XXXVI ans, lesdites guerres furent si grandes et esnormes, tant ou (au) pays de Jozas que ou pays chartrain, auquel païs de Jozas ladite abbaye des Vaux de Cernay est située et assize, que il n'estoit homme ne femme, et n'y avoit en icelle que ung povre religieux, viel et ancien,  qui vivoit à grand paine et misère, lequel c'y est tenu par l'espace de plus de XII ans, tout seul, sans abbé ne autres religieus que lui, et tout par la fortune desdites guerres et divisions.
- Durant le temps des guerres, icelle abbaye n'estoit comme point abbaye, et n'y avoit nulz religieux qui ne feussent tous absentz par la fortune desdites guerres, fors ung que on nommoit Dauxmichel, lequel y a esté tout seul par l'espace de X ou XII ans, durant lequel temps madame de Chevreuse luy envoyoit du pain à vivre et ung peu de poix (pois) quant elle povoit y envoier. Et durant lesdites guerres, comme les gens d'armes estoient sur les champs, iceulx gens d'armes allèrent audit lieu des Vaux et hostèrent ung pain audit Dauxmichel, que ladite dame de Chevreuse avoit envoié par aucuns de ses servieurs, et fust après plus de huict jours sans manger de pain, sinon que de l'arbe (herbe), qui paissoit comme une beste par force de povreté; lequel Dauxmichel avoit la barbe jusques à la sinture, et sembloit mieulx estre homme sauvaige que autrement, de la povreté qu'il avoit souffert et qu'il souffroit."
Dominique de Beaune mourut en 1452 à Paris, dans une maison que l'abbaye des Vaux possédait rue du Foin, près du palais des Thermes. Cette maison était tenue en location par une femme nommée Catherine la couturière, qui soigna l'abbé Dominique avec tant de dévouement que les moines, en reconnaissance, lui remirent le terme de Pâques.
Dans un état des biens de l'abbaye des Vaux de Cernay, dressé en 1511, on trouve entre autres une pièce relative aux maisons, cens et rentes que possédait l'abbaye dans la ville de Paris, et en particulier dans le quartier des Thermes. Cette pièce est assez curieuse, parce qu'il y est question de rues qui ont disparu ou ne tarderont pas à disparaître. La voici avec le style et l'orthographe du temps:
"L'abbaye des Vaux de Cernay possède plusieurs maisons, caves, court et jardin, assis à Paris, ès rues du Foin et de la Harpe, d'anciennetés nommées la granche du Palais des Thermes; la première desquelles où souloit (avait habitude, en latin solebat) pendre pour enseigne la Croix d'or, qui contient plusieurs chambres, greniers, caves, court devant et jardin au costé, est à présent au domaine d'icelle abbaye des Vaulx, et tout le demourant desdites maisons, èsquelles y a de présent trois hostelleries, c'est à sçavoir le Gril, les Singes et le Mouton rouge, ont esté baillées à tiltre de ferme et loyer d'argent.
Item apartient à ladicte abbaye des Vaux de Cernay les hostels où pend pour enseigne l'Image Saint-Jean-Baptiste et le Franc-Rosier, en la rue de la Parcheminerie, où souloit pendre pour enseigne les Maillets
Item plusieurs autres maisons ès rue du Foin, rue du Feurre, rue des Murs, près de la porte Saint-Victor; une autre maison près l'église de Saint-Bon, et deux autres maisons en la rue Saint-Germain-l'Auxerrois."

                                                                                                La fin à une autre livraison.

Le Magasin pittoresque, juin 1875.


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