mardi 17 octobre 2017

Celles de qui on parle.

Mme Suzanne Reichenberg.

Celle qu'on a longtemps appelée la "petite doyenne" a quitté le théâtre d'une façon fort sage: elle s'est mariée. C'est ordinairement le cas de toutes les ingénues. Le cas de Mme Reichenberg a ceci de particulier qu'elle resta demoiselle et ingénue jusqu'à un âge relativement avancé: puisque c'est vers quarante-cinq ans qu'elle prit le titre et le nom de baronne de Bourgoing.
Jusque-là, Mme Reichenberg n'avait pas cessé d'émerveiller le public par la grâce de ses attitudes.
Non-seulement, les années ne laissaient pas d'empreinte sur elle, mais on eût dit qu'elle rajeunissait. Chaque saison semblait la rapprocher du jour de ses débuts.
A la ville, aussi bien qu'au théâtre, l'illusion était parfaite.
L'année même où elle quittait la Comédie Française, elle ressemblait moins à une femme qu'à une fillette.




Bien entendu, cette apparence de jeunesse éternelle n'allait pas sans quelque affectation. Il y a des gens que la vue de Mme Reichenberg crispait, comme il y a des gens qui ne peuvent pas assister aux tours d'un jongleur. Est-ce à cause d'eux que l'exquise doyenne se maria? Pourquoi ne pas croire plutôt que cette union fut un mariage de sentiment et, qu'après avoir fait pendant trente ans des pirouettes sur les planches, Mme Reichenberg était bien aise de jouer à la grande personne et de placer en de bonnes mains son petit cœur d'ingénue?
Suzanne Reichenberg avait perdu son père à quatre ans; sa mère était sans ressources. C'est sa marraine, Suzanne Brohan, comédienne de grand talent, mère de deux artistes célèbres, qui fit d'elle une artiste. A treize ans, elle entrait au Conservatoire dans la classe de Régnier. Au bout d'un an, elle obtenait un second prix et l'année suivante le premier.
Aussitôt elle débuta aux Français, dans le rôle d'Agnès, de l'Ecole des femmes, qui lui valut un triomphe. A dix sept ans, elle était nommée sociétaire: c'était un fait sans précédent dans l'histoire du Théâtre Français.
Les créations qu'elle fit sont innombrables. Elle joua 500 fois le rôle de Suzel, de l'Ami Fritz, 500 fois celui de la Sous-Préfète, du Monde où l'on s'ennuie.
A qui donne une telle somme de travail, il est permis d'avoir quelques défaillances et de répondre par exemple comme elle fit un jour à un partenaire qui avait transposé l'ordre des mots du dialogue:
"Votre nom?- Dix-huit ans. - Et votre âge? - Isabelle."
Mme Reichenberg ne possédait pas seulement la grâce physique. 
Elle était, pour son aimable caractère, très aimée de ses collègues.
Les plus entêtés finissaient par céder lorsqu'elle donnait son avis sur une disposition scénique ou un jeu de scène.
Quelques jours après le concours du Conservatoire où elle avait obtenu le premier prix, Suzanne Brohan, aux côtés de qui elle remontait la rue Fontaine, lui dit: "Tu vois ce monsieur qui est devant nous, c'est M. Sarcey, qui a fait l'article si aimable du Temps.
- Oh! présente-moi, répond vite la jeune Suzanne. Je voudrais tant l'embrasser!"
Un instant après, l'ingénue se jetait au cou de Sarcey.
Ils devinrent par la suite une paire d'amis. Le critique disait volontiers qu'il n'avait jamais été mieux payé pour un article.

                                                                                                                  Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 23 août 1908.

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