dimanche 20 août 2017

Nuits.

Nuits.
(Côte-d'Or)



Nuits (Nucium à nucibus) ne fut d'abord qu'un gros village dépendant des domaines de la puissante maison de Vergy; Alix de Vergy, d'amoureuse et tendre mémoire, l'apporta en dot au duc de Bourgogne Eudes III qui, en 1212, lui accorda des privilèges et des franchises signées de son chancelier, de son sénéchal et de son connétable. Dès l'année 1385, Nuits est appelé: bonne ville fermée ayant forteresse, foires, marchés, etc.
J'aurais bien pu m'amuser à faire venir les Nuictons de Nord, avec les conquérants des provinces gallo-romaines; mais le simple bon sens m'indiquait une origine beaucoup moins fabuleuse, et je viens de l'indiquer. Quant à l'étymologie du mot Nuits, Nucium, rien de plus naturel que de le rattacher à cette prodigieuse quantité de noyers qui couvraient, jadis, les alentours de la ville. Presque tous ces arbres ont péri dans le rude hiver de 1709, mais il en reste encore un assez grand nombre pour attester le fait historique.
Le bourg des noyers érigé en commune n'occupait pas la place du Nuits moderne; il se cachait en partie dans le vallon, et se groupait autour de deux églises, dont l'une (Saint-Symphorien) subsiste encore, et dont l'autre (celle de Saint-Julien) a été détruite de fond en comble par ces reîtres que Jean Casimir, duc de Deux-Ponts, amenait pour auxiliaires aux protestants.
Le vieux et primitif noyau de Nuits n'est plus aujourd'hui qu'un faubourg nommé Nuits-Amont, où le patois de Bourgogne et les anciens respects narguent le beau français et les mœurs étudiés de la ville, tandis que le château proprement dit est devenu la cité. Le besoin de sécurité et de protection força les habitants de Nuits-Amont à se réfugier dans le château, et voilà comment la ville actuelle est venue se condenser autour d'une maison-de-ville, d'un palais et d'une chapelle ducale.
Mais les guerres incessantes du moyen âge prirent fin, la population citadine fut trop nombreuse pour son enceinte, elle voulut respirer à l'aise, et Nuits-Aval, c'est à dire le faubourg de Quincey, se forma; puis les trois Nuits se relièrent en un tout par des dépendances et de successives agglomérations. Les idées d'association ne sont pas aussi nouvelles qu'on veut bien le croire, et le système sociétaire pourrait trouver dans l'union des différents éléments nuitons un précédent en sa faveur.
Nuits, tel que nous le connaissons maintenant, est sans contredit le Paris des villes de trois mille et quelques cents âmes, la cité Bourguignonne qui résume le mieux, non pas cette Bourgogne indécise de l'Auxerrois, non pas cette Bourgogne épuisée et bâtarde des Marches qui vient s'aplatir dans la Champagne, mais la noble et grande Bourgogne du coeur de la province, s'appuyant à l'ouest sur son coteau, et regardant le Mont-Blanc du fond de sa plaine, ayant pour s'abriter des vents cet admirable rideau qui cache un des premiers vins de la terre dans ses plis et à quelques lieues de là, sa courtoise et murmurante Saône, pour se laver les pieds.
A Nuits, plus qu'en aucun lieu de la province de Bourgogne, vous trouverez l'allure bourguignonne bien caractérisée, franche, libre surtout, fière, enjouée, railleuse, pleine d'un sans-façon aisé et d'une spirituelle malice.
Une époque mémorable dans les fastes de la ville de Nuits, est celle du siège qu'elle eut à subir, d'abord en 1569, puis en 1576. Jean-Casimir, duc de Deux-Ponts, amenant un renfort de 13.000 Allemands à l'amiral de Coligny qui venait de perdre la bataille de Jarnac, s'arrêta devant Nuits en avril 1569, pilla la ville et brûla les faubourgs, pendant que le duc d'Aumale se reposait à Citeaux, comme dans une nouvelle Capoue. 
Sept ans après, le même prince allemand revenant avec 25.000 reîtres (reiter, cavalier), au secours des Calvinistes, vint encore assiéger Nuits, qu'il battit cinq jours en brèche et somma trois fois de se rendre; Après une défense héroïque, les assiégés se décidèrent à capituler le 21 janvier 1576. Mais malgré les articles formels de la convention, Jean Casimir abandonna la place à la brutalité de la soldatesque, qui dévasta la ville, la livra à l'incendie et massacra plus de 150 citoyens.
Ces malheureux s'étaient réfugiés, tant dans la chapelle des Croisés aujourd'hui détruite, que dans un four banal nommé le Grand-Four qui n'existe plus depuis fort peu de temps. Là ils furent assommés par les soldats furieux. Après cette boucherie, on retira les cadavres, à l'aide de bigots. Depuis lors, on célébra tous les ans dans la chapelle des Croisés une messe de Requiem. Ce touchant usage s'est maintenu jusqu'en 1790.
Je ne sais jusqu'à quel point on doit admettre ou rejeter la tradition suivante: L'on assure qu'un citoyen de Nuits ayant insulté Jean-Casimir en lui criant: Casse-mie, casse-croûte, casse-neuzilles (noisettes), fut la cause de la violation de la capitulation. L'histoire n'ayant, à cet égard, aucun document écrit, ne doit reproduire ce fait que comme un dicton populaire.
Il ne resta que deux maisons intactes; ce furent celles de Philibert Legoux et de Guillaume Desbarres, lieutenant civil. On assure que 337 coups de canon furent tirés.
Nuits suivit l'exemple offert par la plupart des villes de Bourgogne, il s'enchaîna au parti des Guises et ne se soumit que tardivement à l'obéissance de Henri IV, grâce aux fermes résolutions de Hancelot-Juliot, son maire. Cette ville fut encore ravagée, en 1636, pendant deux jours, par les Suédois du duc de Weimar.
Avant la révolution, la ville de Nuits était le siège d'un bailliage civil et criminel dont le ressort était beaucoup plus étendu que celui de Beaune; elle possédait un grenier à sel, elle était la cinquième qui députa aux états-généraux de la province, et la troisième qui nommait l'élu du tiers-état. Aujourd'hui c'est un simple chef-lieu de canton de l'arrondissement de Beaune, avec une population fixe de 3.120 habitants, d'après le recensement fait en 1831.
Toutes les ressources que la pensée peut supposer réunies dans une ville de cet ordre se trouvent réunies dans celle-ci. A défaut de collège communal, elle a une institution très- sagement et très-habilement dirigée, il ne lui manque qu'une école municipale d'instruction primaire et une bibliothèque communale; mais avec le temps, ces améliorations se réaliseront indubitablement.
Les monuments de Nuits se bornent à l'église-mère de Saint-Symphorien, dont nous donnons ici l'aspect oriental; à l'église co-paroissiale de Saint-Denis, qui était autrefois une collégiale célèbre et dont les chanoines tiraient leur origine du chapitre de Vergy; à une maison-de-ville surmonté d'un beffroi, et à un hospice très-proprement tenu.




L'église de saint-Symphorien est d'un type austère: oeuvre de l'école romane, elle date de la fin du XIIe siècle, et n'a été achevée que dans le XIIIe; ainsi le système ogival vient s'y marier à la pensée bizantine. Une nef, un choeur, une croisée, deux bas-côtés, constituent cet édifice remarquable par la régularité de son plan et l'unité de ses lignes, à l'intérieur. La croisée et le chœur fermé en apside plate appartiennent au XIIIe siècle; sa nef est toute romane. Ce monument offre un objet de mobilier très-curieux, c'est un tryptique ou tableau sur bois à trois volets, donné par Jacques Maissot, en 1609. Cette peinture représente le donateur et sa femme, et la Cène au grand panneau du milieu. On lit, au pourtour, cette inscription:


AV. NOM. DE. DIEV. ET. DE. SAINCT-SYMPHORIEN.
AMEN.
JACQVES. MAISSOT. LIEVTENANT. DES. GARDES. DV. ROY.
EN. LA. TERRE. D'ARGILLY.
ET. CHRESTIENNE. DES. PRINGLES. SA. FEMME.
ONT. FAICT. FAIRE. LE. PRESENT. TABLEAV.
_______________

MDCIX.

Ces trois pages sont délicieuses de coloris, correctes de dessin et du plus grand prix aux yeux des artistes.
A la Maison-de-Ville, on vous montrera encore l'enveloppe des vases d'argent dans lesquels était contenu le vin d'honneur que l'on offrait aux gouverneurs de la province et aux princes.
Prosper Jolyot de Crébillon était d'origine nuitonne; Jean Sarrazin, comédien du roi; N. Hornot, auteur de l'Abrégé chronologique de l'Histoire universelle; François Thurot, capitaine, célèbre marin, dont on voit un très mauvais portrait au pastel dans la salle du Conseil, à la Maison-de-Ville; Antoine Broin, religieux de la Trappe, mort en odeur de sainteté, étaient nés à Nuits.
Les armes de cette ville sont d'azur à trois bandes d'or; autrefois, elles étaient de trois quinte-feuilles de Vergy.
Louis XII a couché à Nuits le 3 septembre 1630, et louis XIV y fit son entrée en 1658. Bonaparte, alors simple officier d'artillerie, a habité assez longtemps cette petite cité pour en avoir gardé le souvenir et avoir remarqué l'esprit fin, délicat, l'amabilité constante de feue Madame Marey, mère de M. Marey-Gassendi, ancien maire de Nuits.
Le territoire de Nuits , qui comprend le clos de Vougeot, la Romanée-Conti, les Richebourgs, les Saint-Georges, les Saint-Julien, les Echéseaux, la Tâche, etc., produit les vins les plus distingués de la Bourgogne, je veux parler des vins mousseux.
C'est dans les environs et faubourg occidental de Nuits, que le patois bourguignon s'est le mieux maintenu, pur de toute altération; voici un exemple de cette langue si accentuée, si abondante:
"- Vah! bô Gieu de Gieu, qués sôpes que c'éto qué cé qui: en serai-t-y jamâ dé tant béâs su la târre?
- Pendant qu'ai mangeint ai foison, qui dé neus aurô osû aillé cri dé l'éâ à l'ai rivère?"
Traduction:
- Ah! bon Dieu de dieu, quel repas que c'était, cela! en sera-t-il jamais de plus beaux sur la terre?
- Pendant qu'ils mangeaient à merci, qui de nous aurait osé aller chercher de l'eau à la rivière?
Ces phrases sont extraites de la conversation d'une bonne vieille racontant, un soir, à l'auteur de ce fragment, ce qu'étaient les repas des fées nuitonnes, dont le palais était aux Trous légers, dans le magnifique et pittoresque vallon des Nuits. Car il faut bien que vous le sachiez, c'est dans la vallée qui avoisine cette charmante cité, que dorment tous les mythes populaires et toutes les pieuses traditions de la vieille Bourgogne.
Sans doute le siècle où nous vivons a soufflé sur toute cette tiède et vivifiante poésie du peuple, qui tapissait nos collines, et soupirait sous le pas de nos aïeux; sans doute il a atténué tous ses souvenirs et désenchanté tous ses rêves; mais assez de légendes ont survécu, ici, pour parfumer encore les âmes éprises comme la mienne de tout ce qui est mystère et passé.

                                                                           Le chevalier Joseph Bard (de la Côte-d'Or)
                                                                                 Inspecteur des monuments historiques.

Le Magasin universel, août 1837.

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