dimanche 13 août 2017

Les Aïssaoua.

Les Aïssaoua.


Parmi les sectes fanatiques qui abondent dans les régions du nord-ouest de l'Afrique, l'une des plus nombreuses et des plus célèbres est celle des Aïssaoua.
Ce nom leur vient de celui de leur fondateur, Sidi-Mohamed-ben-Aïssa, illustre marabout dont la mémoire est en odeur de sainteté dans toutes les provinces de l'Algérie et du Maroc.
C'est dans ce dernier pays surtout que les pratiques de cette secte s'exercent avec le plus de faveur, parce qu'elles y sont à l'abri des recherches de la police française qui les interdit autant que possible, principalement dans les centres de population voisins des tribus réfractaires. Le spectacle de ces superstitions barbares est, en effet, de nature à fanatiser l'esprit des masses indigènes, et il n'est pas rare de voir célébrer ces sortes de mystères à l'approche de certaines révoltes suscitées au nom de la religion.
A Alger, au sein d'une population semi-européenne et franchement ralliée à l'influence française, le danger de la fanatisation n'existe pas, et, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles, la police ferme les yeux sur les réunions des Aïssaoua.
Elles ont lieu à des époques fixes qui se rapportent à certains anniversaires religieux. C'est alors que les sectateurs de Ben-Aïssa se livrent en pleine liberté à des pratiques d'une inénarrable bizarrerie et d'un caractère aussi féroce que barbare.
Je me trouvais à Alger en 1866.
Le 14 décembre, après dîner, quelques voyageurs parisiens, descendus à l'hôtel d'Orient, et moi, nous prenions l'air de la mer sur le quai neuf, d'où l'on jouit d'un des plus somptueux panoramas du monde, quand nous fûmes abordés mystérieusement par l'honnête Mahmoud, l'interprète turc de l'hôtel, le roi des Cicerone d'Alger.
- Messieurs, nous dit-il, j'ai une partie très-intéressante à vous proposer. Elle vous fera pénétrer dans l'un des mystères les plus extravagants de la vie arabe.
- Parlez, Mahmoud, qu'avez-vous à nous offrir?
- Il y a ce soir, dans une maison de moi connue, une des quatre grandes réunions annuelles des Aïssaoua. Je puis vous y faire assister.
- C'est donc public? lui demandai-je.
- Non, certes, et même la police avait interdit la dernière; mais vous savez... avec de l'argent tout est possible... D'ailleurs je sais que vous êtes des artistes: cela ne vous coûtera pas cher. Je connais le propriétaire de la maison choisie pour la cérémonie: c'est un Maure très-accommodant. Je vous préviens en outre que c'est extrêmement curieux et que, si vous devez quitter Alger avant les fêtes du Rhamadan, vous ne trouverez plus l'occasion de voir ce spectacle extraordinaire.
On prévint quelques voyageurs anglais qui étaient restés dans le salon de l'hôtel et nous nous mîmes en route au nombre de quinze. Dans ce nombre se trouvaient trois femmes: deux jeunes miss très jolies et une très-volumineuse institutrice d'une quarantaine d'années, prétentieuse et coquette.
Mahmoud nous conduisit par des ruelles impossibles, aboutissant à des fondrières impraticables et correspondant entre elles par des ponts volants jetés au-dessus des démolitions du quartier bas, au pied de la Casbah, car à Alger, on démolit avec une fièvre égale à celle qui étreignait Paris sous le califat d'Osman-Pacha.
Après dix ou douze minutes de marche, nous trouvâmes enfin, au fond de la rue Kleber, une maison sordide et d'apparence suspecte, dans laquelle nous pénétrâmes un à un, en nous glissant dans un couloir étroit et tortueux, aboutissant à une délicieuse cour mauresque qui, par un contraste fréquent dans la ville vieille d'Alger, offre un modèle ravissant de l'ancienne architecture orientale.
Des nègres, des Arabes, des Maures, des juifs et un troupeau bruyant d'enfants déguenillés encombraient le vestibule de la Mesdjed ou maison sainte..
Mahmoud, après avoir échangé quelques mots à voix basse avec le propriétaire, nous fit entrer dans une cour carrée blanchie à la chaux, entourée d'arcades élégantes et donnant accès à de grandes salles basses où s'étaient entassés une centaine de néophytes environnés de leur famille et de leurs amis.
Les simples curieux étaient rangés sur quatre ou cinq rangs de profondeur, les indigènes accroupis sur des nattes et des carreaux. Quant  à nous, on nous fit asseoir, au premier rang, sur des bancs de bois.
Au milieu de ce public bariolé, il restait à peine un espace de trois à quatre mètres carrés réservés pour les exercices des convulsionnaires et encore l'orchestre et les appareils nécessaires à la cérémonie, en occupaient-ils au moins la moitié. L'orchestre était composé de sept exécutants tenant tous un tarr à la main. C'est une espèce de tambour de basque de soixante centimètres environ de diamètre.
Devant le chef d'orchestre, un grand vieillard à turban et à longue barbe également blancs, et dont le regard illuminé contrastait singulièrement avec l'atonie de l'expression et l'immobilité des traits, on plaça une petite table mauresque, d'un pied de haut sur laquelle étaient posés côte à côte un grand réchaud rempli de charbons incandescents et un long flambeau d'argent surmonté d'un cierge allumé.
Quand nous fûmes assis et qu'on eut fait monter les dames dans l'appartement des femmes, qui ouvrait de grands appartements sur la cour, on donna le signal de la cérémonie.
Les musiciens entonnèrent alors une sorte de psalmodie sur un air languissant qui nous parut avoir quelque analogie avec celui de notre psaume: In exitu Israël, et ils l'accompagnèrent par un roulement lugubre et cadencé de leur tarr.
Ce bruit étrange, ce chant monotone, s'unissaient dans un contraste agaçant qui donnait violemment sur les nerfs et portait au cerveau comme une boisson capiteuse.
De temps en temps un cri rauque, sauvage, analogue à celui de la hyène du désert, s'élevait de la salle où se tenait les sectaires.
C'était celui de quelque néophyte, encore indécis, qui sentait s'allumer dans ses veines le feu de la rage sainte.
La musique continuait ses accords énervants. Elle durait depuis un quart d'heure environ, lorsqu'un rugissement terrible éclata derrière nous, et un grand arabe maigre, décharné et à demi-nu, bondissant par-dessus nos têtes qu'il frôla en passant, vint tomber à plat ventre, par un saut de quatre ou cinq mètres, au centre de l'espace réservé.
Nous le crûmes assommé sur le coup; mais il se releva par un élan formidable, tourna sept à huit fois sur lui-même avec une rapidité vertigineuse, puis se mit à piétiner, à se secouer dans des mouvements saccadés et convulsifs, jetant brusquement et sans interruption sa tête d'avant en arrière, arrachant par lambeaux les vêtements qui le couvraient encore, et se déchirant la poitrine avec ses ongles.
Un appariteur qui se tenait debout, à côté du réchaud, y laissait tomber de temps à autre des poignées d'une poudre aromatique qui répandait une odeur pénétrante dont nous fûmes bientôt comme grisés.
Chaque deux ou trois minutes, des enfants dépenaillés, puants, hideux, trompant la surveillance du maître de la maison, s'élançaient du vestibule où ils étaient parqués et venaient en rampant s'asseoir jusque sur nos pieds. A ce moment, des cris étouffés entremêlés de shoking fortement accentués, se firent entendre dans l'appartement des femmes, et la grosse institutrice anglaise que nous avions amenés demanda du secours.
La chaleur, l'aspect sauvage de cette réunion, l'odeur infecte de la salle, lui avait occasionné une attaque de nerfs.
On emmena la dame et l'incident n'eut pas de suite; ses deux compagnes, plus aguerries ou moins susceptibles, voulurent voir la fin du spectacle.
Cependant l'Aïssaoua avait continué sa danse échevelée et il était arrivé au degré d'hallucination suffisant pour supporter les épreuves terribles auxquelles son fanatisme le condamnait.
L'appariteur commença par lui offrir de larges raquettes de figuier de Barbarie, armées d'épines grosses et longue comme des épingles. Il mordit dedans à tort et à travers et parut les dévorer avec une indicible volupté que le sang qui ruisselait de sa bouche rendait pour nous fort problématique.
On lui apporta ensuite une tige de fer chauffée à blanc; il l'appuya sur sa langue, la promena sur ses bras et sur sa poitrine, où elle creusait des sillons qui se formaient avec un grésillement de chair rôtissante et une odeur nauséabonde de cuir brûlé.
Après chaque supplice, le misérable insensé reprenait sa danse vertigineuse et l'interrompait bientôt pour se livrer à de nouvelles horreurs ou pour l'incliner jusqu'à la brûler sur les vapeurs odorantes qui s'élevaient du brasier incandescent.
Son troisième et dernier exercice ne laissa pas que de nous causer, à nous autres profanes, une certaine appréhension. Il tira d'un coffre cinq serpents qu'il jeta sur le sol, où ils se mirent à frétiller, faisant mine de se glisser dans les jambes des assistants.
Cela n'était pas très rassurant, il est vrai; mais en abaissant nos regards sur le sable de la cour pour surveiller les mouvements inquiétants de ces vilaine bêtes, nous conclûmes d'un commun accord, mes voisins et moi, que nous courions un danger plus immédiat et à coup sûr plus effrayant pour des Parisiens du boulevard.
Nous venions, en effet, de remarquer avec horreur que la chevelure abondante des petits drôles assis sur nos pieds et qu'ils renversaient à tout moment sur nos genoux, était plus populeuse que la place du Gouvernement à l'heure de la musique militaire. Par bonheur, nous échappâmes à ce danger comme au contact hideux des reptiles.
Cependant notre énergumène se démenait au milieu de ses cinq serpents, les excitait par ses cris, les frappait, les froissait convulsivement contre terre, puis quand il les voyait suffisamment exaspérés, il se faisait mordre les mains, les bras, le cou et leur prenait la tête dans la bouche.
C'était horrible et dégoûtant.
Quand il eut épuisé cette dernière partie du programme, le malheureux tomba haletant, inanimé entre les bras de deux de ses parents, qui l'emportèrent à demi-mort dans une salle voisine.
Après lui, il en vint un autre qui sauta à pieds joints sur des tranchants de yatagans; il s'enfonça la lame d'un poignard dans le bras, une autre dans le côté; il mâcha des charbons ardents et se promena sur des barres de fer rougies au feu. La musique allait toujours et la danse forcenée ne discontinuait pas que pour laisser le temps au patient de se martyriser à plaisir.
Nous profitâmes de l'évanouissement d'un troisième adepte, moins dur à la souffrance que ses deux prédécesseurs, pour nous esquiver.
Il y avait trois heures que nous vivions dans cet enfer indescriptible.
Le bon Maure, à qui appartenait la maison, s'élança sur nos pas, et d'une voix pateline nous demanda si nous nous étions bien amusés; puis il nous souhaita le bonsoir en ajoutant, la main tendue:
"- Sidi, c'est quarante sordi, deux francs, sidi, par personne, plus une dame, qui est déjà partie. Excusez, sidi, c'est pour les frais du culte."
Cela valait bien deux francs, sans doute,  et même davantage... Mais quand, on me payerait, à mon tour, pour recommencer, je n'y retournerais plus.

                                                                                                                  A. de la Fizelière.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire