dimanche 30 juillet 2017

Philosophie de l'ameublement.

Philosophie de l'ameublement.


Les révolutions dans les lettres et les arts, qui semblent, au premier abord, agir uniquement sur les esprits, produisent toujours, dans le domaine des choses, des modifications importantes. Ainsi, pour prendre un exemple frappant, chaque fois qu'un grand mouvement artistique ou philosophique s'est accompli, on a vu le mobilier se transformer, adopter, lui aussi, les idées nouvelles et se mettre au goût du jour.
Rien de plus naturel du reste. L'homme déteint sur tout ce qui l'environne. Il donne le cachet qui lui est propre aux objets familiers dont il se sert le plus souvent. Est-il entraîné par un courant d'opinion nouvelle, se trouve-t-il dans une situation morale différente, il ne se contente pas de son sentiment intime, il déborde en manifestations extérieures, assortissant son costume, sa maison, ses meubles à la couleur de ses pensées. Homme de plaisir, il choisira les nuances claires et joyeuses; il voudra que les choses rient autour de lui et comme lui. Homme grave, il s'entourera de meubles sévères et de tentures sombres. Les étoffes de son choix varieront du vert foncé, maximum de la gravité connue, aux tons feuille morte, qui rappellent l'automne. Le printemps et l'été seront consignés à la porte. Il ne faut pas chercher d'autre cause à l'usage qui nous fait porter en noir le deuil de nos plus chères amitiés. Il a sa raison d'être naturelle dans son besoin d'harmonie entre l'homme et son milieu.
Ainsi, les meubles ne sont pas seulement du bois recouvert de cuir ou de tissus; ils ont, nous ne dirons pas une âme, mais une expression, un langage. Démons familiers de la maison, ils sont un peu, beaucoup nous-mêmes. Ils procèdent de nous, et, aux yeux d'un observateur, ils nous trahissent aussi complètement que pourraient le faire des amis intimes; tantôt, c'est leur forme trop confortable qui nous accuse de paresse; tantôt, c'est la place donnée à quelque meuble curieux qui peut indiquer notre vanité; d'autres fois, on découvrira dans la diversité mal comprise des pièces d'un mobilier, un manque de logique complet. La disposition des meubles dans un appartement peut encore indiquer un esprit méticuleux ou bien désordonné. Trop d'ornements, trop d'or, c'est un homme de mauvais goût ou un parvenu; trop de sécheresse, un avare.
Si nous passons de l'homme à la société, et du meuble à l'ameublement en général, nous trouvons toujours la même corrélation entre les êtres et les choses. Pour ne prendre que les faits saillants, voici la Renaissance, l'époque des poëtes et des artistes, le moment des trouvailles exquises du ciseau, des bonheurs galants de la plume. Marot chante. Le miracle qui rendit fameuse la lyre d'Orphée va se renouveler. Les objets s'animent. Les meubles embrassent la réforme. Les colonnades des lits prennent modèle sur les rythmes variés des odelettes légères; le bois se prête à toutes les élégances de style. Rien ne détonne dans cet ensemble merveilleux.




Le siècle de Louis XIV se reflète aussi dans le mobilier du temps, qui s'inspire à la fois de Versailles et de l'hôtel de Rambouillet, du Roi-Soleil et des précieuses. Voyez les cabinets d'écailles, les chaises de glui à la capucine, la chaise-inquiétude, la chaise-perspective, les scabellons, les lits à quenouilles, à balustrade, à l'ange, à la polonaise. Et quelle variété d'ornements depuis les panaches de madame de Chaulnes qui valaient 14.000 livres, et les bonnes grâces des femmes à la mode jusqu'aux pantes de sarge du bourgeois.
Il serait superflu d'insister sur les côtés légers du mobilier Louis XV, sur la grâce de l'ameublement Louis XVI, et sur les prétentions grotesques du style du premier empire. Nous avons hâte d'arriver à notre époque et au mouvement romantique.
Victor Hugo paraît. Avec son génie prodigieux, il évoque les grandeurs de notre passé; il rappelle les splendeurs artistiques du moyen âge et de la Renaissance. Deux livres immenses, la Légende des siècles et Notre-dame de Paris suffisent pour convertir le monde.
Adieu les placages de bois collés! adieu les mobiliers déshonorants! Une révolution s'opère. Les admirables collections du musée de Cluny sont mises à contribution. On se reporte aux meilleurs modèles. On cherche le beau et on le trouve.
Parmi les trésors de la Renaissance, on connait un lit bourguignon, dit de Chabot-Charny, qui est attribué à Huges Sambris, le Dijonnais. Un artiste moderne s'est chargé, non pas de le copier servilement, mais de le traduire. M. Mazarov, à qui nous devons cette oeuvre d'art et le fauteuil Henri II, dons nous donnons également un dessin, est le premier qui ait travaillé de nos jours à mettre les meubles au niveau des idées. 




A côté de ces ouvrages princiers, il a composé du reste, des ameublements plus abordables, mais toujours compris avec goût.
Mais en regard des efforts tentés par quelques artistes comme lui, combien d'hérésies ne voyons-nous pas commettre par les ébénistes actuels. Et cela se comprend. Il y a tant de courants divers aujourd'hui: le grand courant des affaires qui pousse vers les fauteuils américains d'hommes pratiques, le courant des enrichis qui pousse vers les meubles baroques à couleurs brutales, et le courant des lettrés qui se subdivisent eux-mêmes: les uns préférant le Louis XV et le Louis XVI, les autres le Louis XIV et le Louis XIII, ou le style Henri II et François 1er.
A ne considérer que l'ameublement contemporain, on pourrait presque affirmer que le dix-neuvième siècle est une époque de transition, sans franchise, sans caractère, sans unité de vues; quelque chose comme le scénario provisoire d'une pièce dont toutes les scènes ne sont pas encore arrêtées.
Hélas! quand aurons-nous donc un mobilier définitif?

                                                                                                                       Ed. Morel.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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