dimanche 23 juillet 2017

Les étrennes.

Les étrennes.


Nous échappons à peine au jour de l'an le plus laid, le plus sale, le plus brumeux et le plus humide qui, de mémoire d'homme, ait enrhumé l'humanité. Le mot de Pellan sur l'Homme humide qui l'avait enrhumé le matin, en entrant dans son cabinet, après avoir traversé les brouillards de Hyde-Park, était vrai, le 1er janvier dernier. Vous apercevez la figure réjouie de ce gros compère qui vous dit par tous les traits de sa figure épanouie: "Je vous la souhaite!"




Eh bien, tout en vous la souhaitant "bonne et heureuse et accompagnée de plusieurs autres", selon la formule consacrée, il vous apporte peut-être la grippe en échange de votre argent de poche qu'il emporte. Bien obligé!
Il y a des industries étranges pour le jour de l'an. Je ne parle pas de ces charmantes babioles qu'on voyait derrière les vitrines de magasins, pianos nains, dressoirs lilliputiens, bureaux et secrétaires en miniature qui auraient pu figurer dans la chambre à coucher de la fée Urgande

Grande à peine de quatre doigts
Mais de bontés vraiment bien grande.

Mais je n'ai jamais pu comprendre cet accompagnement obligé des bonbons qu'on appelle les devises. Trop heureux les mangeurs de bonbons quand elles ne sont qu'absurdes! Bien souvent elles ont quelque chose de pis. Il est vrai qu'on les donne aux acheteurs par-dessus le marché. La poésie, comme une humble sœur de la confiserie, lui fait cortège. Si les confiseurs donnent les devises pour rien, ils ne les payent pas cher. J'ai connu un pauvre hère qui avait commencé, comme hélas! nous commençons tous, par des espérances magnifiques; il abordait la cantate, il jetait sur le papier le plan d'une tragédie, il ne désespérait pas de doter la France d'une épopée rivale de l'Iliade, de l'Enéide et de la Jérusalem délivrée. Lamartine n'était que son précurseur et Victor Hugo déposerait en ses mains le sceptre de son art.

Artem cœtusque repono.


Ne vous l'ai-je pas dit: voilà par quoi on commence. Voulez-vous savoir comment on finit?




Regardez cet homme à tous crins, sur sa chaise de bois, à peine vêtu, chaussé de savates qui cherchent en vain à s'élever jusqu'à la dignité de pantoufles, la chemise entr'ouverte en plein décembre, à demi-vêtu d'un paletot en guenille tombant sur un simple caleçon, relégué au sixième étage dans une chambre délabrée, tournant le dos à une cheminée qui laisse entrer le vent et qui n'a jamais dressé sur les toits un panache de fumée:
C'est notre poëte! il a débuté par la cantate, il finit par les devises qu'on lui paye 10 centimes le cent. Tout le monde n'a pas la chance, et, il faut ajouter pour être juste, tout le monde n'a pas le talent de M. Sardou. Le talent ne suffit pas toujours. Témoin Gilbert, qui mourut à l'Hôtel-Dieu; Camoëns, qui se nourrissait des aumônes recueillies la nuit pour lui dans les rues de Lisbonne par son esclave Antonio; Homère, aveugle et mendiant; Cervantes, l'immortel auteur de Don Quichotte et l'héroïque combattant de Lépante, qui traîna dans l'indigence les derniers jours de sa vie et sollicita sans succès un petit emploi en Amérique, "ce refuge des désespérés" comme il l'appelait. C'est par ces illustres exemples que notre pauvre poëte se console de sa détresse tout en écrivant tous les jours son millier de devises, deux mille vers. Quel pensum! Il est indubitablement aussi misérable que ses immortels devanciers; pourquoi n'aurait-il pas leur génie? Qui sait? La gloire, cette capricieuse, éclairera peut-être d'un rayon tardif sa mansarde délaissée? Aussi, pendant qu'il fait rimer les dystiques qui serviront à envelopper les étrennes sucrées des femmes et des enfants, l'Illusion, cette fée bienfaisante, qui sourit aux malheureux et aux poëtes, lui apporte à lui aussi ses étrennes. Que le présent soit le lot de l'auteur de la Famille Benoiton et de Nos Bons Villageois, le poëte aux devises en appelle à l'incorruptible avenir et jouit de son triomphe salué de siècle en siècle par les échos de la postérité la plus lointaine.
En attendant l'immortalité, il faut vivre. Le poëte s'habille donc à la hâte, et descendant du grenier qu'il habite dans un petit village des environs de Paris, il apparaît comme un demeurant d'un autre âge, coiffé d'un chapeau tromblon qui date de plusieurs lustres, portant sous son bras son portefeuille gonflé de devises, il traverse au pas de course, son riflard à la main, la plaine froide et glacée qui s'étend entre Clamart et Paris, poursuivi par la bise qui siffle et le croassement des corneilles qui tourbillonnent dans l'air.




Il marche, il court, le poëte, impatient d'arriver chez le confiseur pour lequel il confectionne des vers dignes, selon lui, d'être déposés sur l'autel des Muses, et qui, sans même avoir été lus, tomberont des doigts blancs et roses qui sont pressés de tirer de leur enveloppe poétique les chefs-d'oeuvre sucrés de nos grands confiseurs.
Pendant que le poëte famélique compte sur le prix de ses devises pour faire quelques maigres repas au début du mois de janvier, j'aperçois, par la vitrine d'un estaminet, de joyeux compères qui entendent autrement la vie. Ceux-là ne songent guère à la postérité ni à la gloire. Leur morale est contenue tout entière dans la chanson du Caveau qui a traduit en style grivois les maximes relâchées d'Horace et de Catulle:


Nous n'avons qu'un temps à vivre,
Amis, passons-le gaiement.

Est-ce de la gaieté? Cela commence gaiement, il est vrai. On vide les pots et les bouteilles sans les compter. On porte toutes les santés possibles et impossibles. On se la souhaite bonne, heureuse, prospère, etc. On s'aime, on s'embrasse, on pleure d'attendrissement. Et puis, à force de s'embrasser, on finit par se disputer, on se prend au collet, on s'arrache les cheveux, on se gourme, on boxe à qui mieux mieux. Les chaises tombent, les tables sont renversées, les bouteilles et les verres se cassent. La maîtresse de l'estaminet, impassible comme Neptune au milieu des flots irrités, continue à servir les buveurs attablés. Elle sait que qui casse les verres les paye, et, à l'estaminet, on les paye le triple de ce qu'ils valent... Que voulez-vous? Il faut que tout le monde ait des étrennes, et ce n'est pas tous les jours, le jour de l'an.

                                                                                                                          Nathaniel.

La Semaine des Familles, samedi 12 janvier 1867.

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