dimanche 18 juin 2017

Incroyables et Merveilleuses.

Incroyables et Merveilleuses.


Celui qui se serait promené dans les allées du Palais-Egalité, ci-devant Palais-Royal, le décadi soir de vendémiaire de l'an VII, ce fameux an VII qui devait amener la ruine des républicains, événement dont les conspirateurs monarchistes étaient si persuadés qu'ils portaient gravé sur leur breloque une lancette, une laitue, un rat, emblème qu'ils traduisaient ainsi: l'An VII les tuera (lancette, laitue, rat), celui-là, dis-je, aurait vu deux individus venant en sens opposé, s'arrêter subitement l'un en face de l'autre, tirer de leur poche une sorte de lorgnette, qu'il décoraient du nom de lorgnon, puis, après s'être examiné un moment, s'apostropher ainsi:

- Ma paôle! je me t'ompe pas!
C'est toi, chevalier fier-à-bras!
Tu n'es donc plus dans la misère?
- Non, gâce aux soins déicats
De ma bonne et folle gran'mère,
Je viens pésider aux Etats.

- Tant mieux, paôle supême! es-tu rayé! Combien as-tu payé.
- Rien d'honneug!
- Pas possible?
- Z'ai une zolie petite zoeur... sarmante, délicieuse, en péüque blonde, lutine comme un ange en péüque bûne, et...  et la petite zoeur, elle m'aime tant que tout s'est arrangé. Mais entrons au café, nous prendrons le punch... J'ai mal à l'estomac, paôle vete!
Les deux personnages qui parlaient de cette façon ridicule et prétentieuse, laissant pour ainsi dire tomber les paroles du bout de leurs lèvres, escamotant les r et les l, et zézayant comme des enfants, étaient des incroyables, les imitateurs de la jeunesse dorée de 1780, les prédécesseurs des gandins, des dandys et des petits-crevés. Leur costume n'étaient pas moins grotesque que leur langage. Leur tête disparaissait sous un immense chapeau à claque, dont les bords étaient relevés en gondole, ou tournés d'une manière non moins fantastique.
Cette coiffure avait fait dire à quelqu'un qui les connaissait bien:

A défaut de grandes têtes
Il faut bien de grands chapeaux.

De dessous ce couvre-chef gigantesque, s'échappaient des masses de cheveux pendantes, des sortes de cadenettes relevées derrière seulement par un peigne d'écaille, ou enfermées dans une bourse. Quant à l'autre partie, qui tombait éplorée et vagabonde le long des oreilles, elle constituait la coiffure dite oreilles de chiens, et qu'on retrouve sur les portraits de Bonaparte, datant de cette époque. Du sein d'une cravate énorme sur le milieu de laquelle s'étalait un nœud des plus flamboyants, sortait un morceau de la figure, car le pli supérieur de cet échafaudage de mousseline blanche devait recouvrir la lèvre inférieure, et c'est de la moitié de la bouche seulement que l'incroyable laissait tomber ces paroles estropiées qui lui semblaient si harmonieuses. Sur cette cravate retombaient, comme pour l'orner, d'énormes boucles d'oreilles, parfois simples anneaux d'or, le plus souvent accompagnées de camées, que l'imitation de l'antique avait mis à la mode, et que nos soldats avaient rapportés d'Italie. Les bijoux étaient loin de manquer à ce harnachement des incroyables: sur la poitrine s'étalait tout un attirail bruyant de chaînes, de médaillons, de lorgnons et de pendeloques qui faisait ressembler leur propriétaire à un fabricant de bijoux en faux.




L'un des deux interlocuteurs avait une redingote allant à mi-cuisse, couleur bleu-verdâtre, avec d'immenses revers, des poches à un pied au-dessous de la hanche, et un collet noir bizarrement découpé. L'autre au contraire était affublé d'un habit à larges basques, carré comme quatre planches, et orné  de boutons de nacre larges comme des pleines lunes. Cet habit se croisait sur un, parfois même sur deux gilets superposés, auxquels venaient aboutir une culotte en velours noir, se perdant dans d'immenses bottes à revers qui se relevait au bout du pied en une pointe énorme et menaçante, tandis que l'autre interlocuteur avait des chausses rayées en travers, aux couleurs tranchées, aux cercles alternativement jaunes, blancs et rouges, et des souliers également à la poulaine. Un cep de vigne, qui se changeait parfois en bâton noueux, tenait lieu de canne et complétait l'accoutrement.
Quelque étrange que pût paraître l'incroyable, il semblait cent fois plus grotesque encore lorsqu'il donnait le bras à la merveilleuse, nom donné aux élégantes de cette époque, et dont le costume jurait complètement avec celui de l'incroyable. Ce dernier, en effet, avait puisé des inspirations un peu partout, mais principalement de l'autre côté de la Manche, pour composer ce chef-d'oeuvre de bouffonnerie; la merveilleuse, au contraire, était allée demander ses inspirations à l'antiquité, que les idées républicaines venaient de remettre à la mode. Deux opinions s'étaient formées dans le clan des merveilleuses, les unes cherchaient à Athènes le véritable type du costume antique, et le trouvait réduit à sa plus simple expression. Dans les cheveux coupés courts, serpentaient deux ou trois galons de laine rouge: cette coiffure avait succédé à la coiffure à la victime, que les femmes échappées à l'échafaud rapportaient de leur prison, et qui coupait les cheveux ras derrière la tête, pour les laisser retomber sur le front en signe de deuil. C'est ainsi qu'on allait au bal des victimes, un schall rouge sur les épaules et un collier rouge autour du cou.




Pour en revenir aux merveilleuses, elles portaient, sur une simple chemise de percale, une robe antique, sans manches, très-largement décolletée, et dans laquelle elles se trouvaient comme emprisonnée, tant était grande son étroitesse: un mince ruban de laine rouge la serrait sur la poitrine. Les jambes étaient nues et le pied chaussé d'un cothurne, qu'attachait un autre galon de laine rouge. Un chou déparait ce costume de statue antique: le sac appelé ridicule que les dames attachaient à leurs côtés pour y mettre leur bourse et leur mouchoir: mieux valait, ce qui se fit tout d'abord, c'est à dire avoir un cavalier servant qui vous suivait partout, portant votre mouchoir de poche. Mais l'on protesta bientôt, contre cette simplicité du costume grec, et les raffinements du luxe romain devinrent à la mode à leur tour. Les fronts se couvrirent de tresses parfumées et mêlées de diamants; la robe, devenue plus ample, fut ornée de broderies d'or et d'argent; des anneaux d'or et des diamants s'introduisirent au milieu des doigts de pieds, enlevant au cothurne son primitif cachet de simplicité. N'oublions pas la perruque blonde qui était d'obligation: chaque merveilleuse en avait vingt-cinq ou trente, de nuances diverses et coûtant vingt-cinq louis chaque. Ce costume était celui de ville aussi bien que celui de soirée; tout au plus la merveilleuse jetait-elle, pour sortir, un chapeau de paille avec un fichu en marmotte sur sa tête. Les fluxions de poitrine, les pleurésies fauchaient sans pitié dans les rangs de ces élégantes, qui restaient aussi impassibles devant les coups de la mort que leurs frères et leurs maris devant le canon de l'ennemi: les faibles, les maladives succombaient, les autres couraient intrépides à de nouveaux plaisirs et à de nouveaux triomphes.
Qu'on se figure la réunion des incroyables et des élégantes dans les salons du Directoire, où les membres du gouvernement, ceux du Conseil des Cinq-cents et ceux du Conseil des Anciens, avaient chacun leur costume particulier. Le membre du Conseil des Cinq-Cents portait la robe blanche et longue, la ceinture bleue, le manteau écarlate (le tout en laine avec la toque de velours bleu.) Le membre du Conseil des Anciens avait un costume de même forme que celui du Conseil des Cinq-Cents; la robe était en bleu violet, la ceinture écarlate, le manteau blanc, le tout en laine également, et la toque de velours de même couleur que la robe. Des broderies de couleur ornaient ces deux vêtements. Les Directeurs avaient deux costumes: l'un pour les fonctions ordinaires, l'autre pour la représentation des fêtes officielles. Le costume ordinaire se composait ainsi: habit-manteau à revers et à manches, couleur nacarat, doublé de blanc, richement brodé en or sur l'extérieur et sur les revers; veste longue et croisée, blanche et brodée d'or; l'écharpe en ceinture, bleue à franges d'or, le pantalon blanc (le tout en soie), le chapeau noir, rond, retroussé d'un côté, et orné d'un panache tricolore, l'épée portée en baudrier sur la veste; la couleur du baudrier nacarat. Le grand costume comprenait l'habit, manteau bleu, et par-dessus un manteau nacarat.
C'est dans les salons remplis de cette foule bigarrée et sur laquelle venaient encore trancher les costumes des officiers de toutes armes et de tous grades, que chantaient Elleviou et Garat, que le danseur Thréniz exécutait ses savantes pirouettes au milieu d'un cercle d'admirateurs et surtout d'admiratrices, que Musson, Touzé et Legras se livraient à ces mystifications qui étaient à la mode alors, et qui formaient une des distractions les plus appréciées de la haute société de ce temps. Elle était un peu mélangée, cette société, et il y régnait un autre ton que dans la salle de l’Oeil-de-Bœuf de Versailles: fournisseurs enrichis, spéculateurs favorisés par la fortune, soldats qui avaient passé en un jour du grade de caporal à celui de général, tout cela se coudoyait avec les rares débris de l'ancienne aristocratie.
C'était dans ces réunions qu'on entendait la maréchale Lefèvre dire à Talleyrand, pour le complimenter de l'excellence de son dîner:
- Savez-vous, citoyen ministre, que vous nous servez là un fameux fricot.
- Heu! heu! ce n'est pas le Pérou, répliquait le malin diplomate.
Parfois ces fêtes étaient interrompues par le bruit des crosses de fusil retentissant dans l'antichambre: c'était la réquisition des hommes propres à l'armée qu'on venait opérer de cette façon expéditive. Les dames étaient mises dans une chambre, les hommes parqués dans une autre; on choisissait ceux qui paraissaient le plus aptes au service militaire, on les emmenait, puis le bal recommençait, comme si rien d'extraordinaire ne fût arrivé. Ces jeunes hommes qui, sous l'habit de l'incroyable, avaient tous les ridicules, toutes les sottes prétentions du dandysme, retrouvaient, en endossant l'habit militaire, toutes les vertus du citoyen, tous les courages du héros. Duclos dit avec raison: "Le Français est le seul peuple dont les mœurs puissent se corrompre, sans que le caractère vienne à s'altérer".

                                                                                                                 Adrien Desprez.

Le Musée universel, revue illustrée hebdomadaire, premier semestre 1874.

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