lundi 24 avril 2017

Asservissement amoureux.

Asservissement amoureux.


Après maintes passades, Mme la duchesse de Berry s'était tout de bon éprise de Rion, jeune cadet de la maison d'Aydie, fils d'une sœur de madame de Béron, qui n'avait ni figure, ni esprit. C'était un gros garçon, court et joufflu, pâle, qui avec force bourgeons ne ressemblait pas mal à un abcès. Il avait de belles dents, et n'avait pas imaginé causer une passion qui en moins de rien devint effrénée, et qui dura toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse.
Il n'avait rien vaillant, mais force frères et sœurs qui n'en avaient guère davantage. Ses parents firent venir ce jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. A peine fut-il arrivé que ce goût se déclara, et qu'il devint le maître au Luxembourg. M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape. Il était ravi; il se croyait renaître en lui; il lui donnait des instructions.
Rion était doux et naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon. Il sentit bientôt le pouvoir de ses charmes, qui ne pouvaient captiver que l'incompréhensible fantaisie dépravée d'une princesse. Il n'en abusa avec personne, et se fit aimer de tout le monde par ses manières, mais il traita madame la duchesse de Berry comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus belles dentelles et des plus riches habits, plein d'argent, de boîtes, de joyaux et de pierreries. 
Il se faisait désirer; il se plaisait à donner de la jalousie à sa princesse, à en paraître lui-même encore plus jaloux, il la faisait pleurer souvent. Peu à peu il la mit sur le pied de n'oser rien faire sans sa permission, non pas même les choses les plus indifférentes. Tantôt prête de sortir de l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres fois il l'y faisait aller malgré elle. Il l'obligeait à faire bien à des dames qu'elle n'aimait point, ou dont elle était jalouse, mal à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure, elle n'avait pas la moindre liberté. Il se divertissait à la faire décoiffer ou lui faire changer d'habits quand elle était toute prête, et cela si souvent, et quelquefois si publiquement, qu'il l'avait accoutumée à prendre, le soir, ses ordres pour la parure et l'occupation du lendemain, et le lendemain, il changeait tout, et la princesse pleurait tant et plus.
Enfin, elle en était venue à lui envoyer des messages par des valets affidés, car il logea presque en arrivant au Luxembourg; et ses messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette, pour savoir quels rubans elle mettrait; ainsi de l'habit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre des choses sans son congé, il la traitait comme une servante, et les pleurs duraient quelquefois plusieurs jours.

                                                                                                                  Saint-Simon, Mémoires.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.


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