samedi 15 avril 2017

Amant.

Amant.

Un certain M. la L..., soupirant en vain depuis deux ans, s'introduisit un beau jour dans le cabinet de sa maîtresse, et lui déclara que, puisque rien n'était capable de la toucher, il était résolu à mourir, ce qu'il allait commencer sur le champ; et en effet, le voilà qui s'étend de son long sur le carreau.
La dame en rit, et le laisse là. La nuit vient: on lui demande s'il est fou; point de réponse. La nuit passe. Le lendemain, de grand matin, on retourne l'exhorter à résipiscence: "Madame, je vous ai dit hier mon dernier mot", et le désespéré tourne le dos. Le troisième jour la belle, plus embarrassée que jamais, porte un bouillon au mourant, qui le rejette avec dédain, l'air égaré et les yeux presque éteints. Le quatrième jour, la dame fait des réflexions profondes sur le scandale qui va arriver.
"Un homme mort dans mon cabinet! mort de faim! Je suis perdue! Cela va faire un éclat horrible dans le monde. On ne croira point la vérité. On en fera mille plaisanteries."
Enfin, après une nouvelle exhortation, que l'amant malheureux n'entend plus parce qu'il est déjà mourant, on lui déclare que puisqu'on ne peut le faire sortir de là par de bonnes raisons, il peut en sortir à tel prix qu'il voudra.
"Ciel! ai-je bien entendu!"
On le lui répète. Le mourant semble reprendre à l'instant des forces, qu'à l'aide d'un grand pain et de quelques bouteilles d'un excellent vin, il avait eu soin de ne pas laisser épuiser.
Ce stratagème n'est-il pas le plus joli du monde? Jusque là on avait vu emporter les places en les affamant, M. la L... a emporté celle qu'il voulait prendre en s'affamant lui-même.

                                                                                                         Fontenelle, Lettres galantes.

Dictionnaire encyclopédique d'anecdotes, Edmond Guérard, librairie Firmin-Didot, 1876.

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