vendredi 16 décembre 2016

Exposition universelle de 1867.

Exposition universelle de 1867.






Un jour du printemps dernier, si l'on passait au bord de la Seine, entre le Trocadéro et le Champ de Mars, on croyait faire un rêve. Quel spectacle! D'un côté, une fourmilière d'hommes, courbés, armés de pics, ouvrant des tranchées et rasant une montagne; de l'autre, le Champ de Mars, dont naguère un seul coup d’œil suffisait à embrasser la vaste arène, envahi par d'autres milliers de travailleurs, creusant, fouillant, nivelant, amoncelant les pierres, hissant les cordes, manœuvrant les machines, dressant une forêt de charpentes et, à travers toute cette mêlée, des brouettes, des tombereaux, des locomotives, se croisant, se hâtant, au milieu des rumeurs de toutes sortes, ordres, appels, cris transformés à distance en un sourd et puissant murmure, presque effrayant pour un étranger qui n'eût rien su du but d'une si grande agitation, et qui aurait pu se demander, en hésitant, s'il assistait, comme le pieux Enée, de classique mémoire, à la destruction ou à la fondation de quelque immense cité.



La grandeur de ce tableau s'est effacée depuis, peu à peu, à mesure que la montagne s'est abaissée et que le monument s'est élevé; dès à présent, il semble que le Trocadéro n'a jamais existé et que toute cette construction colossale du palais de l'Exposition universelle de 1867 est sortie de terre comme par enchantement, sous la baguette d'une fée: on admire l'oeuvre, on oublie ce qu'il y avait aussi d'admirable dans sa création. nous avons pensé qu'il y avait quelque intérêt à conserver, ne fut-ce que par un faible trait, un souvenir de ces prodigieux travaux de la paix qui ont contrasté si vivement, pendant plusieurs mois, avec les collisions sanglantes du nord et du midi de l'Europe. Au reste, les chiffres seuls, pour quiconque sait réfléchir, laisseront un témoignage saisissant.

Travaux.

Voici, par exemple, quelques nombres qui se rapportent uniquement à l'ensemble de l'édifice; ils sont empruntés au carnet même de l'ingénieur en chef M. J.-B. Krantz:

  350.000 mètres carrés de terrassements;
  7 kilomètres d'égouts;
  5 kilomètres et demi de galeries d'aérage; 
  50.000 mètres carrés de maçonnerie de diverses natures;
  13.000.000 de kilogrammes de fer et de tôle;
  1.500.000 kilogrammes de fonte;
  6 hectares de zinc pour couverture, et autant de verre à vitre.

(Nous omettons une foule d'autres ouvrages de détails).

Total de la dépense brute, 11.200.000 francs.

Dépense nette, ou diminuée des prix de revente des matériaux, environ 10 millions de francs. C'est un chiffre moyen de 67 francs par mètre de surface couverte; prix modéré, après tout, si l'on songe aux dimensions des principales galeries.
Les études, faites dans le courant des mois de juillet et d'août 1865, avaient été approuvées par le comité des travaux, après de longues et minutieuses discussions. Les travaux, retardés par des difficultés de prise de possession du terrain, ouverts en octobre 1865, mais ralentis dans les mauvais jours de l'hiver, furent repris avec ardeur dès les premiers beaux jours. En somme, on a vu s'exécuter en moins de seize mois, cette oeuvre colossale qui eût jadis exigé tout au moins plusieurs années.

Aspect général.

Le programme avait décrit à l'avance l'impression que devait produire l'ensemble; on peut dès aujourd'hui s'assurer qu'on a su y rester fidèle.
"Le spectateur placé à l'entrée du pont d'Iéna, ou sur la place du Trocadéro, apercevra seulement le soubassement de 7,50 m de haut formé par la marquise extérieure, et au-dessus il verra apparaître les larges vitraux de la grande galerie.
"Le tout sera surmonté d'une toiture cintrée assez basse, que découperont de distance en distance les crêtes des arcs et les clochetons des piliers.
"En face du pont d'Iéna se trouvera la grande entrée, reconnaissable à sa large marquise vitrée et aux trois grandes ouvertures laissées sur les piliers.
"Sobrement décorée, cette entrée ne devra présenter que des effets de masse. Il serait inutile d'y rechercher des ornements de détails que l'édifice ne comporte pas.
"L'aspect du monument ne variera pas sensiblement, quel que soit le point d'où on le voudra regarder. Partout la grande galerie couvrira tout le reste. C'est là le trait distinctif du parti auquel on s'est arrêté.
"Comme construction, les points principalement remarquables seront: la grande galerie des machines, établie dans un système nouveau et sans tirants à l'intérieur; la galerie rayonnante de 15 mètres, ou vestibule faisant suite à l'entrée principale, et dans laquelle seront placés de larges vitraux coloriés; enfin la marquise donnant sur le jardin intérieur.
" Les galeries comprises dans l'enceinte intérieure présenteront un peu l'aspect des halles de chemin de fer; cependant leur grand développement, leurs formes courbes, les nombreuses colonnes qui les supportent, les persiennes en fer des lanterneaux, leur donneront une physionomie particulière et qu'on ne trouvera pas sans art."
Sous la galerie des aliments est établie une voûte de 10 mètres de large, reposant sur de nombreux piliers en maçonnerie et faisant tout le tour de l'édifice. construite en béton Coignet, elle constitue un véritable monolithe.
Sa destination est complexe: consacrée en partie aux caves des exposants, aux cuisines des restaurateurs, elle renfermera, en outre, dans une portion isolée, une réserve d'air frais qui, par un puissant réseau de galeries souterraines, devra se répandre dans le centre de l'édifice.
Ce système, très-hardi comme construction et nouveau comme disposition d'aérage, ne sera pas vu du public et cependant mérite d'être connu.


Distribution intérieure.

La disposition générale des différentes parties de l'édifice divisées entre les exposants est peut-être ce qu'il y a de plus original dans ce nouveau palais: on s'accorde à la considérer comme la plus ingénieuse de toutes celles qui avaient été adoptées précédemment.
Le bâtiment présente à chacune de ses extrémités la forme d'un demi-cercle. une portion droite de 110 mètres de longueur réunit les deux parties circulaires, et donne à l'ensemble l'aspect général d'une ellipse dont le grand axe aurait 490 mètres de longueur, et le petit 380. Ce dernier est parallèle à la Seine.
Les diverses galeries établies pour recevoir les produits sont concentriques, et chacune d'elle fait le tour de l'édifice.
Ainsi, on rencontre d'abord, à partir de l'extérieur, une promenade couverte de 5 mètres de largeur, abritée par une marquise; puis la galerie destinée à recevoir les aliments à divers degrés de préparation, et les restaurateurs.
Vient ensuite la galerie principale, dite des machines, qui n'a pas moins de 35 mètres de large sur 25 de haut.
C'est de beaucoup, au point de vue de la construction, la partie la plus importante de l'édifice.
Quand on a traversé cette galerie, on rencontre, en se dirigeant vers l'intérieur du bâtiment, la galerie des matières extractives ou des minerais, celle des vêtements, du mobilier et de l'application des arts libéraux.
Toutes les galeries que nous venons d'indiquer sont construites en métal.
Mais à l'intérieur, pour recevoir les œuvres d'art et les produits précieux au point de vue de l'histoire du travail, deux galeries sont établies entre des enceintes en maçonnerie.
La dernière est bordée d'une marquise sous laquelle on peut circuler à l'abri autour du jardin intérieur qui forme le centre ou le noyau de l'édifice.
L'ensemble de cette construction présente une surface de 155.000 mètres, dont 9.300 mètres sont consacrés aux promenades couvertes, 5.700  au jardin intérieur et 140.000 aux galeries.
Seize passages d'inégale largeur permettent d'aller de l'extérieur à l'intérieur de l'édifice en le traversant en entier.
Cinq passages, de 5 mètres de largeur chacun, accompagnent les galeries circulaires et font comme elles le tour de l'édifice.
L'espace réservé pour ces divers passages n'est pas au-dessous de 31.600 mètres, et réduit à 108.400 mètres la surface consacrée aux exposants.
Le groupement méthodique des produits exposés se fait aisément au moyen de leur répartition par zones de même nature. Cette classification une fois comprise, on sait dans quelle partie de l'édifice on peut aller chercher chaque objet.
La séparation des espaces attribués aux diverses nations se fait suivant les rayons, de telle sorte que chaque nation, selon son importance industrielle, reçoit l'affectation spéciale d'une tranche plus ou moins épaisse comprise entre deux rayons et dans laquelle elle doit distribuer ses produits, en respectant la classification précédemment indiquée.
C'est ce que montre le plan régulier que nous reproduisons.




Grâce à ce système de division et de répartition, les bâtiments de l'Exposition ne seront plus un de ces labyrinthes où l'on se désespérerait souvent de tourner toujours sur soi-même et de ne jamais trouver ce que l'on ne cherchait pas. Il sera facile de trouver la provenance des produits exposés: le plan à la main, on ira directement à l'endroit que l'on voudra visiter, et l'on sortira de même sans s'être fatigué inutilement le corps et l'esprit. Il est vrai que ceux qui ont la prétention d'être capables de parcourir l'Exposition entière et de tout voir en un jour ne tireront pas un grand avantage de la peine qu'on s'est donnée cette fois pour épargner au public l'ennui de voir beaucoup plus de choses qu'on ne peut en regarder; mais comment empêcher certains convives de goûter de tous les plats, au risque de se rendre malade?
Voici d'après les rapports publiés la répartition des surfaces du palais entre les divers pays:


                                                                                                     mètres carrés
France...................................... 64.056
Royaume-uni.......................... 23.002
Prusse, Autriche, Confédéra-
  tion, chacun............................. 7.249
Italie........................................... 3.888
Etats-Unis................................. 3.346
Russie......................................... 2.916
Suisse......................................... 2.416
Suède et Norvège..................... 2.091
Pays-Bas.................................... 1.998
Espagne..................................... 1.994
Turquie...................................... 1.296
Portugal..................................... 1.134
Brésil..........................................    972
Chine, Japon, Amérique méri-
 dionale, Afrique et Océanie,
  chacun.....................................    810
Danemark.................................    650
Mexique et Amérique centrale
Perse et Asie centrale,
Grèce, Roumanie, Etats
 romains, chacun......................   648



Les plaisirs- L'instruction.

Nous avons cru devoir nous borner, cette fois, aux détails arides, quoiqu'il ne manque pas dès à présent de descriptions séduisantes qui circulent et laissent entrevoir une mise en scène de cette nouvelle Exposition plus extraordinaire que tout ce que nous avons déjà vu. Les imaginations, depuis un an, se donnent une libre et vaste carrière; on aura, dit-on, le spectacle d'habitants des terres les plus lointaines, de la Chine, du Japon, de l'Inde ou de la Nouvelle-Zélande, figurant, avec leurs costumes nationaux, près des produits de leur sol ou de leur industrie.
"On ferait venir, dit un journal, des Kalmouks, avec leurs chevaux, du fond de la Tartarie, et des Lapons des régions polaires avec leurs rennes. Ce seraient des ouvriers anglais qui feraient aller les mulljennies anglaises; des filles du canton d'Argovie, en costume argovien qui feraient marcher des manufactures de leur pays."
Au dehors, tous les divertissements, tous les jeux dramatiques de l'univers, saynètes des Espagnols, drames de Shakspeare, de Gœthe ou de Schiller, fantaisies du Céleste Empire, danses hiératiques des bayadères, pantomimes italiennes, mystères bretons, ronde vertigineuse d'Afrique, se succéderaient, jour par jour, sur un théâtre immense. Dans les jardins, décorés des plus belles fleurs, des plus rares arbustes, de riches fontaines, les bosquets offriraient à la foule, l'ombre, les breuvages les plus frais, les mets les plus exquis.
On ne tarit pas, on rivalise d'invention pour séduire, pour attirer à Paris, en 1867, des pèlerinages de la France et de tous les pays des cinq parties du monde. On calcule déjà que, s'il n'intervient pas quelque guerre en Turquie ou ailleurs, on ne peut pas compter sur moins de dix millions de visiteurs, ce qui n'est, du reste, qu'environ trois millions de plus qu'à l'une des précédentes expositions de Paris ou de Londres.
Rien de plus louable, sans doute, que tout ce qu'on pourra tenter pour appeler le plus grand nombre possible d'étrangers à cette grande fête pacifique. Il n'est plus besoin d'insister sur les avantages des expositions universelles: à cet égard, on a tout dit. Aucun moyen n'est plus puissant pour stimuler et accélérer, sur toute la surface du globe, les perfectionnements dans les arts qui contribuent à rendre plus heureuses les conditions matérielles de la vie humaine; pour rapprocher les nations, les races; pour leur faire comprendre de mieux en mieux qu'elles sont réellement sœurs, que leurs intérêts sont solidaires, que ce qui profite à l'une profite bientôt à toutes les autres, que la civilisation, en un mot, est un patrimoine commun, qu'il faut et que l'on peut s'entraider au lieu de s'entre-détruire, que les antipathies nationales sont de méchantes absurdités, et que la guerre est un crime dont la responsabilité pèsera désormais uniquement sur les gouvernements qui entretiennent à dessein des idées de fausse gloire et ont l'affreux courage de préparer secrètement ou d'ordonner ouvertement des carnages de peuples pour la seule satisfaction de leur ambition et de leur égoïsme.
Aujourd'hui, il n'est personne qui n'ait le sentiment de ces vérités si simples. Louer les expositions internationales, c'est donc se répéter. Ce n'est plus que que dans le détail qu'il y aurait à chercher s'il ne serait pas possible de rendre leur utilité encore plus réelle et plus efficace. Qu'il nous soit permis de noter, par exemple, un seul point. Les industriels viennent puiser aux expositions des enseignements qu'ils ne trouveraient aussi faciles et aussi complets nulle part ailleurs. Chacun d'eux apprend dans le rapide espace d'un jour ou deux où en est le progrès de sa profession chez tous les autres peuples; il sait que c'est de ce degré qu'il doit partir désormais pour pousser son industrie plus loin, ou tout au moins, il est averti que, s'il veut prospérer, il importe qu'il ne reste pas au-dessous du degré où il voit que l'on est parvenu. Ce service incontestable est, sans contredit, le premier de tous ceux que rendent les expositions. Mais plus particulièrement utiles aux industriels, elles ne sont cependant pas faites uniquement pour eux. Ce sont aussi de grands enseignements qu'on veut mettre à la portée de tous les citoyens. Or, il faut bien l'avouer, le profit que retirent la plupart des visiteurs qui ne sont pas initiés aux procédés de l'industrie n'est pas tout ce qu'on pourrait désirer. Il est même une vérité qu'il n'est pas nécessaire de dissimuler: ce n'est pas sans quelque effroi qu'on entre dans ces musées gigantesques, et il est trop certain qu'on en sort souvent plus étourdi qu'érudit, la tête pleine de bruit et lourde de fatigue plus que de science. Ce que le nouveau plan dont nous avons parlé a d'ingénieux n'est un secours que dans un sens matériel: nous avons en vue ici l'intérêt intellectuel. N'y aurait-il pas quelque moyen de rendre moins laborieuse et plus féconde l'étude des progrès industriels à cette foule ignorante qu'on fait venir à grand bruit de tous les points du monde (et à cet égard les lettrés, les artistes, les érudits, les philosophes même sont de la foule)?
On s'arrête tour à tour devant des chefs-d'oeuvre; on se dit que ce sont là des choses bien admirables; on voudrait les admirer, mais comment faire? On ne les comprend pas. Que chacun de nous avoue, sans fausse honte, son insuffisance et sa perplexité! çà et là on rencontre des inscriptions sommaires; mais elles ne suffisent pas à donner la lumière nécessaire. Une description un peu ample, imprimée et placardée près de tous les objets qui ne s'expliquent pas d'eux-mêmes, serait avidement lue. Mais à notre gré, il faudrait encore quelque chose de plus attrayant et de plus vivant. Ne serait-il pas possible d'avoir recours à l'usage de démonstrateurs, qui jadis rendaient des services si réels au Muséum d'histoire naturelle et au Conservatoire des arts et métiers? On n'aurait pas besoin d'hommes possédant beaucoup d'instruction; ce serait assez de les mettre en état de répéter clairement les explications qu'on aurait confiées à leur mémoire. Que l'on songe à tout le bien que l'on pourrait faire ainsi à peu de frais! Quelle occasion unique de verser dans un nombre considérable d'intelligences des notions variées sur les sciences appliquées, sur l'industrie, le commerce, l'agriculture, notions bien autrement saisissantes que celles qu'on puise dans les écoles et les livres!
Nul ne traverserait l'exposition sans avoir acquis quelques connaissances nouvelles; nul du moins ne pourrait avouer, sans se condamner lui-même qu'il n'y a rien appris. Une exposition universelle est une sorte d'encyclopédie qui se déroule sous les yeux du public; mais la meilleure encyclopédie du monde n'est que du papier noirci, un grimoire dénué de sens, pour ceux qui ne savent pas la lire.

Le Magasin pittoresque, novembre 1866.
  

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