samedi 12 novembre 2016

Made in France.

Made in France.

En l'espèce, je dois le reconnaître à la décharge de M. Leygues, l'ukase s'imposait et puisqu'il s'agissait de porter la hache dans ce fameux décret de Moscou par lequel Napoléon, il y a quelque cent ans, sur des bases qu'on croyait éternelles, assit l'institution nationale qui porte le nom de Théâtre Français. 
Donc en vertu de l'arrêté du 16 octobre 1901, le Comité de lecture du Théâtre Français a cessé d'exister! Eh bien là, franchement, ce n'est pas trop. La demi-douzaine de Matuvu qui composaient ce comité en prenaient vraiment trop à leur aise avec les écrivains. Leur dernière algarade a fini par provoquer un tolle général. 
On sait les faits: Un jeune auteur dramatique, M. Schefer, avait présenté, il y a quelques mois, au comité de lecture du Théâtre Français une pièce primitivement appelée le Roy, qui fut perçue à l'unanimité, disent les uns, à correction disent les autres. Pour des raisons demeurées mystérieuses, le titre de la pièce fut modifié: on l'appela l'Esclave; puis le titre primitif fut rétabli. Le Roy entra en répétition. Mais il paraît que la pièce n'était plus au goût des membres du Comité. Sur quoi chacun de dire son mot, d'imposer ses coupures, de requérir telle modification. On affirme même que M. Le Bargy alla jusqu'à exiger que le pauvre auteur changeât son dénouement!
Et M. Schefer, résigné, faisait toutes les coupures et toutes les modifications qu'on lui commandait. Sa pièce n'avait plus figure humaine; les caractères, les situations, le texte avaient disparu sous les replâtrages et les raccommodages. Vint l'instant solennel de la répétition générale: MM. du Comité s'attendaient à un triomphe; la représentation fut un effondrement. Sur quoi M. Schefer déclara qu'il en avait assez et qu'il retirait sa pièce. Les journaux crièrent au scandale; le ministre ordonna une enquête et le résultat fut qu'il décida de supprimer purement et simplement le Comité de lecture du Théâtre Français, et de lui substituer le directeur en titre agissant avec pleins pouvoirs et sous sa seule responsabilité personnelle.
E finita la comedia. En aura-t-elle fait couler assez d'encre cependant, cette suppression du Comité de lecture du Théâtre Français! C'a été le grand événement parisien de la quinzaine, avec le concours de jouets institué par M. Lépine entre les petits fabricants d'articles de Paris. Un préfet de police qui institue un concours de jouets, la chose ne s'était pas encore vue. Il est bon de dire que le concours en question est institué seulement entre petits façonniers, attendu qu'il a pour but, dit la circulaire préfectorale, "de primer et récompenser les seuls jouets originaux d'une valeur au détail, de 0,05 à 3 francs au maximum, et qui présenteront le caractère le plus ingénieux."
Nous saurons, par l'exposition qui se tiendra, du 24 novembre au 8 décembre, dans la grande salle de l'Hôtel des chambres syndicales du bâtiment, de quelle façon les petits façonniers parisiens auront répondu à l'appel de M. Lépine. S'il faut le dire, le succès de ce concours paraît assez douteux à quelques-uns de nos confrères, comme M. Léo Claretie, l'organisateur du musée des jouets anciens à l'Exposition de l'Enfance, et qui s'est acquis en ces matières une compétence toute spéciale. M. Claretie ne croit pas qu'on puisse rendre la vogue à l'ancien article de Paris, "parce qu'il n'y a plus, dit-il, qu'il ne peut plus y avoir de petits fabricants." Suivant notre distingué confrère, le façonnier en chambre est un type du Paris qui a disparu et qui date du temps de Paul de Kock. La concurrence est trop dure, l'Allemagne nous presse de trop près. Il faut faire vite, bien, bon marché. L'ancienne petite industrie est donc devenue grosse industrie; les petits fabricants ont été tués par les gros. C'est que, pour faire une petite voiture en fer blanc de trente centimes, il faut, à présent, une usine à vapeur, un outillage perfectionné, rapide, qui découpe des centaines de pièces à l'heure. Le façonnier en chambre a dû y renoncer; il fabriquait trop peu, trop lentement, trop cher; et il est entré comme ouvrier dans la grande usine, où il gagne cinq francs et sa femme trois. Cela n'en irait pas plus mal, l'outillage mécanique et la division du travail permettant d'atteindre des prix aussi bas que ceux de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Angleterre: le malheur est que les jouets de ces pays payent moins cher à la douane pour entrer chez nous que nos jouets pour entrer à l'étranger. toute concurrence sérieuse est rendue de la sorte quasiment impossible.
Ainsi parle M. Léo Claretie, et ce ne sont point les faits qui manquent pour lui donner raison. Il y aura bientôt un an, mon petit garçon, pour ses étrennes, reçut d'une parente de province une façon de jeu d'oie géographique, enfermé dans une boîte en carton violemment colorié. Une grande bande transversale collée sur la couverture, portait en gros caractères: A travers Madagascar. J'ouvris la boîte: je déployai le jeu d'oie: il ne s'agissait plus de Madagascar, mais de l'Afrique centrale, et les numéros marquaient chacune des étapes de l'expédition Stanley. D'ailleurs si quelque doute m'était demeuré dans l'esprit, il se fût dissipé à la vue des tuniques rouges que portaient les compagnons de l'explorateur. La bande de la couverture, que je parvins à détacher, recouvrait une autre inscription, la vraie cette fois: Across Africa. J'étais pleinement édifié. Mais, tout de même, s'il y a beaucoup de pères de famille dans mon cas et si c'est de la sorte qu'on apprend la géographie à leurs enfants, il ne faut pas trop nous étonner de l'ignorance proverbiale des Français en matière de choses coloniales.
Les parents, d'ailleurs, n'ont point trop sujet de jalouser leurs enfants, et ils sont les premiers dupés dans leurs acquisitions personnelles du premier de l'an. J'ai acheté cette année, pour ma part, dans le plus grand magasin de Paris (c'est assez le désigner, je crois) un gracieux calendrier à effeuiller, posé sur un fond de soie vert d'eau, avec encadrement de bois laqué. Au premier feuillet que je détachai, je ne laissai pas d'être surpris du choix des éphémérides. Le 3 janvier, par exemple, je lus qu'à la même date, en 1888, Alphonse Von der Weid, ancien officier, agriculteur estimé, administrateur intègre, était mort à Fribourg. C'était la première fois que j'entendais parler de cet Alphonse Von der Weid. Le lendemain, 4 janvier, j'appris qu'à la même date, en 1848, "le bataillon 35 de Genève, commandant Raymond, était rentré dans ses foyers après trois mois de service dans le Valais." Qu'est-ce qu'avait bien pu faire ce bataillon 35? Au 5 janvier, j'appris qu'à la même date, en 1891, "le peuple Lucernois" avait accepté la nouvelle constitution qui lui était présentée. Allons, tant mieux! Le 6, c'était la mort du paysagiste Louis-Auguste Veillar (avez-vous vu jamais un tableau de ce nom?) que mes éphémérides m'engageaient à déplorer comme un deuil national. Le 7, il s'agissait de "plusieurs Genevois qui, sacrifiant leur position à l'étranger, étaient rentrés au pays pour rejoindre le bataillon 20 et la batterie 25." Le 8, enfin (je ne suis pas allé plus loin) j'avais la satisfaction d'être informé qu'en Suisse, les caisses d'épargne comptent plus de 1.250 mille déposants, et que l'avoir déposé est de presque un milliard!
Eh bien, je reprends mon argument de tout à l'heure, s'il y a beaucoup de familles dans mon cas, où l'enfant apprend la géographie de Madagascar sur une carte de l'expédition Stanley et le père l'histoire de France dans les éphémérides des 22 cantons, voilà une famille gentiment lotie pour ses étrennes et je fais mon compliment à nos grands magasins: ils ont une façon bien à eux d'entendre le patriotisme! J'aime mieux, à tout prendre, celle de M. Lépine.

                                                                                                                            Tiburce.

Les Veillées des Chaumières, 5 novembre 1901.

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