mercredi 2 novembre 2016

Le lazaret de Livourne.

Le lazaret de Livourne.


Aucun souffle de vent n'agitait l'atmosphère; la mer était unie comme un miroir; le passage de notre bateau à vapeur laissait sur l'azur tranquille un sillon écumant dont on pouvait suivre la trace jusqu'au lointain horizon. Les derniers feux du soleil couchant se réfractaient dans l'onde en gerbes d'or; la fumée rouge de notre cheminée colorait les flots calmes de  ses reflets de pourpre.
L'équipage se reposait; les voyageurs, heureux d'une si belle traversée, se promenaient sur le pont, causaient gaiement, chantaient, jouaient aux dominos ou aux échecs. Il y avait parmi eux un bel esprit de Toulouse qui ne parlaient qu'en calembours et en logogriphes; un professeur de rhétorique qui cherchaient des contradicteurs sans en pouvoir trouver; un négociant en vins qui venait acheter des vins de Bordeaux en Toscane; des comédiens qui, se voyant sur des planches, se croyaient obligés de poser et de déclamer; enfin deux jeunes époux qui allaient passer sous le soleil d'Italie le premier quartier de leur lune de miel.
Tout à coup cet entrain, ce bruit confus fait place à la consternation; une nouvelle sinistre se répand dans les groupes; un mot redoutable vole de bouche en bouche: la Quarantaine! nous comptions débarquer à Livourne, nous débarquerons au lazaret. Cruelle déception. Nous passerons trois jours sous les verrous de la prison, dans un hôpital où nous serons traités comme on traite les pestiférés. Le choléra est à Marseille, il est à Paris, à Londres, à Madrid, à Naples, il est partout et même à Livourne; voilà pourquoi on ne vous laisse entrer à Livourne qu'après trois jours de quarantaine. Puissamment raisonné!
On comprend du reste qu'à partir de ce moment toutes les conversations roulèrent exclusivement sur la détention à laquelle nous allions être condamnés, tous tant que nous étions, au nombre de vingt ou vingt-deux. Instinctivement, nous nous rapprochâmes les uns des autres comme on fait dans les grandes calamités publiques. Que ferons-nous au lazaret? demandèrent plusieurs voix. Selon les uns, la meilleure manière de tuer le temps, c'est de dormir; selon d'autres, c'est de lire; selon d'autres, c'est de jouer aux cartes; selon d'autres, c'est de pêcher à la ligne. Mais cette dernière récréation, quelque innocente qu'elle puisse paraître, entraîne de trop grands dangers: les germes de la peste que nous apportons avec nous pourraient se communiquer aux habitants de l'élément liquide et donner le choléra aux poissons de la Méditérannée. C'est pour cela qu'on ne permet pas aux reclus du lazaret de pêcher à la ligne.
La première frayeur se calme peu à peu; on s'accoutume à l'idée de trois jours de retard et de captivité. Le Toulousain calembouriste se venge de la quarantaine en déclarant qu'il lui voue quarante haines du fond de son cœur; le négociant en vins a encore trente bouteilles de vins et douze de cognac, cela le console; les comédiens promettent de jouer la comédie pour nous divertir; bref, nous allons aimer notre lazaret à la folie, et, quand on viendra nous en tirer, nous prierons qu'on nous y laisse. Il n'y a que le professeur de rhétorique qui ne peut prendre son parti; il s'indigne de ce qu'on ose, sous un prétexte frivole, le priver de sa liberté; il en appelle à Cicéron et à Démosthènes, et il soutient que les lazarets étaient inconnus aux anciens Grecs; il trouve que la civilisation recule au lieu d'avancer; dans l'antiquité, on pouvait voyager sans passe-ports et on n'était pas soumis à la quarantaine.
Nous entrons dans la rade de Livourne. Les officiers de santé viennent présider à notre débarquement. On nous entasse dans un grand bateau, qu'un autre bateau remorque à l'aide d'une longue corde. C'est ainsi que nous partons pour le lazaret de Saint-Jacques, situé, à un mille environ de la ville, sur une pointe que forme la côte. Le trajet s'opère sans accident, grâce à la tranquillité de l'air et de la mer; mais nous plaignons les voyageurs qui font ce même trajet par le vent et la pluie dans ces méchants bateaux découverts: c'est assez pour leur donner le choléra. 




Au bout d'une demi-heure de navigation, nous abordons à notre prison. Nous mettons pied à terre sous un hangar où nous attendent les employés du lazaret, les gardes, l'inspecteur et le médecin. Un gendarme, qui est séparé de nous par une cloison de bois, nous demande nos passe-ports et nos lettres: il les reçoit sur une espèce de pelle armée d'un long manche, et les fait fumiger avant de les prendre. Pendant ce temps, les gardes, qu'un des nôtres appelle avec raison les gardes-chiourmes, tant leur mine rébarbative, leurs habits fripés, le gourdin qu'ils tiennent à la main et la bandoulière qu'ils ont sur la poitrine, les fait ressembler à des surveillants de forçats, fouillent et refouillent nos effets comme s'ils espéraient y découvrir des objets dérobés. Après avoir été déclaré pestiférés, il ne nous manquait plus qu'à passer pour des voleurs. Tels les doux préliminaires d'un voyage d'agrément en Italie, cette patrie des arts et de la civilisation!
Nous somme vingt-trois contumaces en tout: c'est le terme officiel dont on se sert pour parler de nous. Mais dans ce nombre, il y a de pauvres diables qui n'ont pas les moyens de payer les trente-cinq sous par jour que coûte un matelas de noyau de pêche; ceux-là coucheront gratuitement dans la paille; ils dormiront plus mollement que nous. Deux de ces malheureux se sont étendus par terre, la tête appuyée sur leurs nippes; les gardes-chiourmes nous font accroire que ces gens-là ne sont pas bien portants et pourraient bien avoir le choléra: "S'il en est ainsi, ajoutent-ils, votre détention pourra être prolongée indéfiniment." Ces paroles jettent l'alarme dans notre petite troupe. Les gardes nous engagent à faire donner de la soupe et un peu de viandes à ces pauvres malades. Nous consentons à tout, et nos honnêtes surveillants se chargent d'exécuter nos bonnes intentions. Après une heure de pourparlers, d'interrogatoires, d'examens, de perquisitions, de dissertations, d'impatience et d'imprécation, on nous accorde la faculté d'entrer dans l'intérieur du lazaret. Nos cerbères nous assurent que nous y serons délicieusement et que nous aurons une belle prairie pour nous promener. Une grande porte cochère s'ouvre, et nous apercevons un corps de bâtiment très-long et très-bas, entourant un coin de terre sèche et dure comme de l'asphalte: c'est la prairie qu'on nous a annoncée. D'un côté s'élève la fontaine où les reclus se rafraîchissent, se lavent et boivent de l'eau de la source; de l'autre, sont le restaurant, la chapelle et le parloir.




Nous courons au restaurant pour commander notre déjeuner; on nous le passe à travers une grille avec deux fiaschi de vin. 




Le fiasco est une énorme ampoule revêtue de paille et contenant à peu près la valeur de trois de nos bouteilles. Les gardes veillent à ce que nous n'approchions pas des contumaces qui sont arrivés avant nous et qui assiègent le restaurant avec une ardeur égale à la notre.
Parmi eux, je remarquai deux grecs qui fument leurs longs chibouques avec le sérieux le plus comique du monde. On dirait vraiment qu'ils croient faire quelque chose de très-méritoire et de très-digne. Connaissez-vous, lecteur, rien de plus bête qu'un homme qui fume?,J'aime mieux pêcher à la ligne, si ce n'était interdit par le règlement du lazaret.




Nous nous attablons devant des chaises, à l'ombre de la chapelle, dans nos costumes de voyage, qui sont un mélange bizarre de tous les costumes. A peine avons-nous commencé notre repas, que la cloche sonne pour annoncer l'arrivée d'autres suspects. Quand on les amène dans la cour du lazaret, et qu'ils défilent devant nous avec leur bagages, quelle n'est pas ma surprise et ma joie de reconnaître parmi eux mon ami Levasseur, dont j'avais déjà plus d'une fois évoqué les crayons! C'est lui, à n'en pas douter; je m'approche; je vais lui serrer la main... le gourdin de mon garde-chiourme tombe entre nous comme la foudre; il nous est défendu de nous toucher sous peine de voir doubler le temps de notre séjour dans ce bagne! Cependant le professeur de rhétorique cite Cicéron et Démosthènes; les comédiens déclament des vers d'Alfieri; le bel esprit toulousain rajeunit les calembours de cent ans; le négociant en vin noie son chagrin dans son verre; et les Grecs fument avec gravité. Levasseur prend son album et se met à croquer tous ces originaux.





Les jeunes époux, qui viennent passer leur lune de miel sous le ciel d'Italie, font bande à part. A l'ombre d'un large parapluie qui leur sert de parasol, ils rêvent à leurs amours et s'adorent sous la surveillance de leur argus armé de son gourdin. Ils sont venus chercher en Italie les bosquets d'orangers, les fraîches vallées arrosées d'un clair ruisseau; les belles lignes des montagnes se perdant dans l'infini; les golfes d'azur, les caps d'émeraude, les villas couronnées de festons de vigne, les palais, les églises, les tableaux; et, au lieu de tout cela, ils ont les murs nus, livides d'un hôpital, et le bâton d'un garde-chiourme! Mais on ne peut guère entrer dans le paradis, sans passer par le purgatoire; plus l'on a de tourments, plus l'autre a de charmes. C'est donc dans l'intérêt de leurs jouissances futures, qu'on leur a fait passer trois jours au lazaret, et ils ont bien mauvaise grâce de s'en fâcher.
Après le déjeuner, les uns vont faire une promenade sur le pré fleuri que j'ai décrit plus haut; les autres vont au parloir, où leurs amis de la ville les attendent. Le parloir consiste en deux murs parallèles séparés par un espace vide, et percés de fenêtres grillées, par où on peut se voir et parler, mais non se toucher. Quand trois ou quatre entretiens ont lieu en même temps, il en résulte un tel vacarme qu'il est impossible de s'entendre. Nouveau sujet de plaisanterie pour ceux des reclus qui, comme moi, sont décidés à prendre leur mal en patience et à faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Nous allons visiter le galetas qui doit nous servir de chambre à coucher et de salon. On y a placé cinq lits, composés chacun d'une paillasse et d'un matelas aussi durs l'un que l'autre. Cela nous promet une douce et heureuse nuit.
Nos comédiens tiennent parole; ils se disposent à donner un spectacle à leur façon. Voici le programme: les Fureurs d'Oreste, par Alfieri; le monologue d'Hamlet, par Shakespeare; le Médecin malgré lui, de Molière. Presque tous les contumaces assistent à cette représentation; elle est continuellement interrompue par ceux qui ne comprennent pas, ou par les observations de ceux qui comprennent. Enfin, tous les spectateurs se mêlent aux acteurs, et il s'ensuit une confusion horrible. L'avis que le dîner est prêt vient mettre un terme à la bagarre. Pendant le dîner, nous discutons le mérite des divers poëtes dramatiques depuis Eschyle jusqu'à Alfieri; le bel esprit toulousain n'admire que Jasmin, et le négociant en vin ne goûte que le bordeaux. Il en fait venir six bouteilles, dont il distribue le contenu d'une main tremblante mais d'autant plus généreuse. Nous buvons à sa santé et au succès de la métamorphose des crus de l'Arno en crus de Gironde. Le professeur de rhétorique improvise un discours latin sur les bienfaits de Bacchus, qu'il regarde comme le premier des dieux de l'Olympe. il implore de ce dieu puissant la cessation du fléau qui depuis trois ans ravage si cruellement les grappes vermeilles. Tout le monde applaudit à ces nobles paroles, et nul de nous, dans ce moment, ne se souvient que nous sommes à l'hôpital. Après le dîner, nous allons, aux douces clartés de la lune, chanter des chœurs harmonieux sous les fenêtres de deux ou trois jolies captives qui sont arrivées dans la journée. Nous continuerions volontiers cet exercice jusqu'au lendemain, mais huit heures sonnent: c'est l'heure de la retraite; on nous verrouille impitoyablement dans nos galetas; la conversation recommence plus vive que jamais, et nous traitons de omnibus rebus et de quibusdam aliis.
Le second jours se passe comme le premier. Le seul incident remarquable qui le signale, c'est la découverte intéressante que les gardes n'ont pas donné aux prétendus malades les plats qu'ils ont achetés pour eux à notre compte; ces braves gardes sont de l'avis du proverbe qui dit que Charité bien ordonnée commence par soi-même. Et ils ont mangé et bu tout ce que nous destinions aux plus pauvres d'entre nos compagnons d'infortune. Le Toulousain pense qu'on les appelle gardes parce qu'ils gardent tout ce qu'ils prennent.
Comme c'est aujourd'hui jeudi, on doit célébrer la messe dans la chapelle, dont l'autel est entouré d'un grillage et de vitrages qui empêchent toute communication entre le prêtre et ses ouailles. Après la messe, on nous annonce la visite du médecin: cette visite se fait d'une manière on ne peut plus expéditive. Le médecin se tient derrière une enceinte murée: un employé subalterne fait l'appel nominal, et, à mesure que les contumaces passent devant lui, le docteur leur demande comment ils se portent. Fût-on sur les dents, il faudrait être bien fou pour répondre qu'on ne se porte pas bien, on s'exposerait à devoir passer cinq à six jours de plus dans cette agréable demeure.
Nous en sortons enfin le troisième jour, de grand matin, non sans regrets, car à tout prendre, ce temps s'est écoulé sans trop d'ennuis, et nous n'avons pas trop à nous plaindre du personnel de l'établissement. Cependant l'un de nous a été victime d'une friponnerie qui ne peut être passée sous silence; à peine le bel esprit toulousain avait-il mis le pied hors du lazaret, qu'il s'aperçoit qu'il a oublié son caban, dont les amples poches contenaient une bouteille d'absinthe, une bouteille de cognac, une livre de sucre, un paquet de cigares et quelques autres provisions. Il l'envoie demander au plus vite. Le messager revient bientôt après avec le caban, mais ses poches étaient vides: nos honnêtes surveillants s'étaient appropriés tout ce qu'elles contenaient. Le Toulousain est trop pressé de partir pour s'arrêter à réclamer son bien; il se console en murmurant, avec son accent languedocien: "J'avais bien raison de dire qu'on les appelle gardes parce qu'ils gardent tout ce qu'ils trouvent."

                                                                                                           L. Delatre.
                                                                            (Estampes d'après les croquis de M. Levasseur)

L'Illustration, journal universel, 2 décembre 1854.

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