vendredi 21 octobre 2016

Le monsieur qui écoute du Wagner.

Le monsieur qui écoute du Wagner.


Le monsieur qui écoute du Wagner est généralement blond. Il porte toute sa barbe, et il n'a pas de sourcils. Quand il est brun, il préfère la musique italienne.
Le monsieur qui écoute du Wagner a généralement l'ait préoccupé et malheureux. On sent qu'il est en proie à une surexcitation continuelle. Il n'éprouve quelque calme qu'en prêtant l'oreille aux accents de son compositeur favori.




Le monsieur qui écoute du Wagner n'existe pas en dehors de l'élément wagnérien. Il parle constamment du grand maestro, et quand il nomme Mme Wagner, il l'appelle "Cosima" tout court.
Le monsieur qui écoute du Wagner porte des lunettes très fines. Il les ôte quand l'orchestre commence, afin de mieux goûter les symphonies. Puis dans les récitatifs, il remet ses lunettes et ferme les yeux.
Il ne marche pas comme tout le monde. Son pas est rapide, saccadé, son geste brusque, un peu incohérent. Son regard est à la fois vague et provocateur. Généralement doux et conciliant pour toutes les choses de la vie, il devient féroce et exclusif dans les choses wagnériennes.




Il assiste à tous les concerts dans lesquels on joue du Wagner. Il n'en manque pas un, et plutôt que de s'en priver, il mettrait au clou son mobilier, sa femme et ses enfants.
Le monsieur qui écoute du Wagner se trouve mal quand il entend de l'Auber ou du Donizetti. Il aime la choucroute et déteste le macaroni. Il boit de la bière et crache dans le vin de Bordeaux.
Il ne rit jamais. Quand il entend la musique du maître, il se revêt mentalement d'un costume de mineur et descend dans des profondeurs inconnues. Son oreille se fait pioche ou levier et s'enfonce dans les gisements de mélodies inconnues et d'harmonies souterraines. Il jouit et souffre tout à la fois. C'est une béatitude qui tient du morphinisme.




Rien n'existe pour lui à côté et même au-dessous de Wagner. Massenet n'est plus qu'un pitre et Saint-Saëns un Hanlon Lees. Le monsieur qui écoute du Wagner est incapable d'écouter autre chose. Il est quelquefois sourd, mais il ne le sait.

Physiologies parisiennes, Albert Millaud, 1887, à la librairie parisienne, illustrations de Caran d'Ache, Job et Frick.

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