vendredi 28 octobre 2016

Deux petits métiers d'autrefois.

Deux petits métiers d'autrefois.


Depuis trente-quatre ans la loterie est abolie en France (loi du 27 mars 1836); donc, parmi les bruits éteints au profit des bonnes mœurs dans notre bruyant Paris, il faut citer, avec l'annonce sinistre des exécutions capitales, cette invitation à la misère qui retentissait à jour fixe dans toutes les rues: 
"Voilà le marchand de billets de loterie! ce soir la clôture; le gros lot pour douze sous! Qui veut gagner le gros lot? Aux derniers les bons."
Et moyennant douze sous péniblement gagnés, parfois empruntés ou même dérobés, le pauvre n'achetait, au lieu de l'opulence abusivement rêvée, que le moyen le plus efficace de manquer tout à fait de pain le lendemain.




"Les suites funestes de cette cruelle loterie sont incalculables. L'illusion fait porter aux cent douze bureaux l'argent réservé à des devoirs essentiels. Les domestiques excités par un appât dangereux, trompent et volent leurs maîtres. Les parents aveuglés par leur tendresse croient doubler leur fortune, et la perdent entièrement; les caissiers, les commis, hasardent leur dépôt, et se donne ensuite la mort par désespoir. Extrait, ambe, terne, quaterne, quine, mots ci-devant inconnus au peuple, quels désastres ne lui avez-vous pas déjà causés!"
Ceci, Mercier l'écrivait en 1781 dans son Tableau de Paris, ce qui ne l'empêcha pas d'accepter une place de contrôleur dans l'administration de la loterie, quand le Directoire mit à néant le décret de la Convention qui l'avait abolie en 1793.
"La loi de la guerre donne le droit de vivre aux dépens de l'ennemi." a dit Mercier pour justifier cette contradiction entre ses écrits et sa conduite. Ce dangereux exemple de morale facile n'est malheureusement pas le seul qu'on puise relever dans la biographie générale des moralistes.
Si les Parisiens de la génération nouvelle n'ont point à lutter contre la tentation ruineuse que provoquait le cri des aboyeurs publics offrant à tout venant la fortune qui ne se livrait pas, il est un autre cri, bien innocent celui-là, que Paris a cessé d'entendre. La multiplicité des petits spectacles sédentaires a arrêté dans sa marche quotidienne le directeur portefaix qui, courbé sous le poids de son théâtre ambulant, annonçait à grand renfort de voix:
"Monsieur le Soleil, madame la Lune, la Création du monde, le Jugement dernier, et la pièce curieuse."





Dans le temps où florissait la loterie royale de France et où les verres grossissants de la lanterne magique n'émerveillait pas seulement que les bambins, deux hommes s'étaient déjà rencontrés plusieurs fois dans l'une des rôtisseries de la rue de la Huchette, où les ouvriers et les marchands, coureurs de rue, venaient s'attabler à l'heure des repas. L'un, jeune garçon, était crieur de billets d'espérance aux munificences de la roue de Fortune; l'autre, vieux bonhomme, promenait dans Paris cette sorte d'opéra que l'on porte à dos d'homme. Lors de leur première rencontre, le jeune et le vieux se trouvaient assis face à face à la même table. Après la soupe on entama la conversation, et comme tous deux se jugeaient faits pour s'entendre, on en vint aux confidences en trinquant ensemble.
- Comment vont les affaires?
- Ma recette n'a pas été mauvaise hier, dit l'homme à la lanterne, et je suis retenu aujourd'hui pour donner une séance dans une soirée d'enfants. Et vous, jeune homme, votre commerce va-t-il bien?
- Très-bien; j'ai placé tous mes billets.
- Quels billets?
- Des billets de loterie.
Le vieillard, qui levait une seconde fois son verre pour le choquer contre celui de son vis-à-vis, le reposa sur la table, et, sans avoir achevé le dîner, il se leva, reboucla sur ses épaules les bretelles de sa lanterne, paya son écot et sorti de l'auberge.
Ce brusque départ n'intrigua pas assez le jeune garçon pour lui faire perdre une bouchée.
Le lendemain, il revint à la même heure chez le même rôtisseur. Le vieux était déjà à table, on allait le servir, mais quand il vit que son convive de la veille se disposait à s'asseoir près de lui, il se leva et désigna à la fille de salle un coin de table encore inoccupé: "Servez-moi là-bas", lui dit-il.
Il en fut ainsi les jours suivants: le jeune cherchant toujours à se rapprocher du vieux, et le vieux se hâtant aussitôt à s'éloigner.
Une fois, ils arrivèrent en même temps à la porte de l'auberge. Le marchand de billets, qui avait du respect pour la vieillesse, recula d'un pas pour faire passage libre à l'homme à la lanterne.
- C'est inutile, dit celui-ci; puisque vous continuez à venir prendre vos repas ici, dorénavant j'irai dîner ailleurs.
Le jeune garçon, indigné d'une insulte qu'il était sûr de n'avoir pas méritée, demanda en rougissant de colère au bonhomme:
- Pourquoi m'en voulez-vous?
- Ce n'est pas à vous que j'en veux, c'est au métier que vous faites.
- Ce métier, je le fais honnêtement.
- Parbleu! le droguiste aussi vend honnêtement le poison qui tue.
- Est-ce ma faute si les fous sont victimes de leur folie?
- Il y a d'autres victimes que vous ne comptez pas. J'étais riche, je suis misérable; j'avais un fils, il était joueur; le premier appât qui le poussa vers le gouffre fut un billet de loterie; il s'est pendu après m'avoir ruiné.
" Ni le vieux ni moi, nous n'avons dîné  ce jour-là, me dit le marchand de billets, devenu le concierge de la maison où j'habite, honnête tailleur en vieux qui a beaucoup vu et que je me plais à faire jaser.
"Ce fut ma dernière conversation avec l'homme à la lanterne magique, ajouta-t-il en achevant de me raconter cette historiette de sa jeunesse, et depuis,  quand par hasard je le rencontrais dans une rue où j'allais offrir mes billets de loterie, ou bien je changeais de route, ou bien j'attendais qu'il fut passé pour crier ma marchandise.

Le Magasin pittoresque, novembre 1870.

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