lundi 26 septembre 2016

Rue des Marmousets. Part I

Rue des Marmousets.
                        Part I


A voir le Paris moderne avec ses rues larges, alignées, ouvertes à tout air et à tout rayon de soleil, et leur double rangée de maisons si propres, si blanches, si riches, si coquettes qu'on les prendrait pour autant de palais, il serait difficile de se faire une idée du Paris d'autrefois, de se représenter cet inextricable labyrinthe de rues tortueuses sans nom et sans fin, sentiers bourbeux et infects tracés au pied de maisons grimpées les unes sur les autres et dont le ventre affaissé menaçaient d'écraser le passant, mares pestilentielles qui recèlent souvent des cadavres et où vivent des troupes immondes de pourceaux affamés et féroces à qui l'on est obligé de disputer sa vie; carrefours maudits, routes impraticables où le bourgeois isolé, aussi bien que les gens du guet et les hommes d'armes du roi, deviennent la proie des truands, des malandrins, des mauvais garçons et autres bandits, à qui ils servent de repaires.
L'imagination recule épouvantée devant cet horrible spectacle d'abîmes fangeux, de cimetières, d'égouts, de voiries, de charniers et de gibets avec leur exhibition permanente de cadavres tombant en lambeaux et de squelette hideux, balancés au gré des vents. Cette cité boueuse, noire, empestée, avec sa population de mendiants, d'estropiés, de lépreux, de scrofuleux et d'assassins, semble une création fantastique, un cauchemar qui tourmente un esprit malade; et pourtant ce n'est qu'un tableau exact et au-dessous encore de la réalité.
Cependant ce Paris si vieux, si sale, si laid, a son aspect curieux aussi, pittoresque, attachant même: plus ces populations nous apparaissent sauvages et abruties, plus on regrette cette bienfaisance influence de la foi, loi unique qui pût les moraliser; plus ces soudards, ces gueux sans nom et sans nombre, ces habitants de la fameuse Cour des Miracles, ces farouches truands, ce hideux gibier de toutes les prévôtés, sont redoutables, menaçants, plus on a lieu d'admirer, de bénir la puissance, la seule qu'ils reconnussent, de cette religion qui, plus forte que les rois, leurs gardes et leurs bourreaux, muselait, à la voix d'un prêtre, ces bêtes fauves et les transformait en dociles agneaux.
Puis parmi ces noms ridicules ou effrayants de rues du Sabot, de la Femme sans tête, du Chat qui pêche, du Pet-au-Diable, du Grand Hurleur, Trousse-Vache, Tire-Chappe, on rencontre avec satisfaction ceux toujours frais et souriants de la Cerisaie, des Lilas, du Champ de l'alouette, des Acacias, des Amandiers, qui vous parlent encore, au sein de la cité, d'air frais, de beau soleil, de riche verdure, ou ceux qui racontent d'une façon comique les mœurs et usages du temps, comme les rues Brise-Miche, Taille-Pain, Vide-Gousset, ou bien encore qui rappellent en termes non équivoques de dramatiques souvenirs, comme la rue de l'Echelle où l'on pendait les condamnés; la rue Guillory, où l'on coupait les oreilles; la rue du Bouloi, où l'on faisait bouillir, et la rue de la Croix du Trahoir, où on les écartelait.
De tous les points de Paris qui nous restent, la Cité, qui fut le berceau de la grande ville, la fameuse Lutèce d'autrefois, a encore conservé le plus fidèlement son caractère primitif. Cependant sans remonter aux dates reculées du moyen âge, nous trouverions encore une différence inimaginable entre les rues d'aujourd'hui et celles de l'avant-dernier siècle seulement; et sans aller plus loin, sous Louis XIV lui-même, ce monarque surnommé le Grand, le Magnifique, et dont le goût est passé en proverbe, on regardait comme une chose miraculeuse d'avoir découvert un moyen d'échapper à l'action délétère et empestée de l'air qu'on respirait à Paris.
Une sorte d'agent voyer écrivait à la louange du roi dans un rapport de police:
" Ceux d'entre nous qui ont vu le commencement du règne de sa Majesté se souviennent encore que les rues de Paris étaient si remplies de fange que la nécessité avait introduit l'usage de ne sortir qu'en bottes; et, quant à l'infection que cela causait dans l'air, le sieur Courtois, médecin, qui demeurait rue des Marmousets, a fait cette expérience, par laquelle on jugera du reste; il avait dans sa salle sur la rue, des gros chenets à pommes de cuivre, et il a dit plusieurs fois aux magistrats et à ses amis que tous les matins il les trouvait couverts d'une teinture de vert de gris assez épaisse, qu'il faisait nettoyer pour faire l'expérience le jour suivant; et que depuis 1663, que la police du nettoiement des rues a été établie, ces taches n'avaient plus paru."
Ainsi au dix-septième siècle on citait à la gloire du grand roi un acte d'assainissement pratiqué aujourd'hui dans le dernier de nos hameaux sans que le moindre procès-verbal transmette à la postérité reconnaissante le nom du maire ou du garde champêtre ordonnateur de la mesure.
Pourtant, dès le douzième siècle, quelques rues de Pais commencèrent, il faut le dire, à devenir presque praticables. Philippe-Auguste ordonna qu'on y posât des pavés de grès gros et forts; mais pour avoir des dénominations officielles et certaines, car jusque-là chaque rue n'avait dû son nom qu'au hasard, qu'au caprice ou au souvenir des individus, il fallut attendre encore jusqu'au 16 janvier 1728, jour où l'on plaça les premières inscriptions au coin des rues.
Maintenant, ces légers aperçus fournis en forme d'avant-propos, nous n'avons plus qu'à jeter un coup d’œil d'ensemble sur le théâtre où doit se dénouer le drame que nous voulons raconter, pour reconnaître les lieux et nous assurer des tenants et des aboutissants par où doivent paraître et disparaître nos personnages. Quelques mots vont nous suffire. Le lieu de la scène où se déroule notre action est cet espace étroit compris entre Notre-Dame d'une part, le palais de Justice de l'autre, le pont Saint-Michel d'un côté, de l'autre celui des Changeurs, qu'on appelle aujourd'hui le pont au Change.
Le palais de Justice n'était pas, comme à cette heure, un monument superbe, défendu par un riche grillage en fer, et pourtant alors, il était le palais de nos rois. Ce n'était qu'un grand, lourd et noir bâtiment, portant à sa ceinture un sale cordon de baraques, triste guirlande, qui était l'ornement obligé de tous les monuments de Paris à cette époque. Il n'avait d'issue que sur une rue étroite et boueuse appelée la rue de la Barillerie, à cause des échoppes des fabricants de tonnes et barils qui la peuplaient. Cette rue se trouvait coupée par le milieu et juste en face du palais, par la rue de la Vieille Draperie, fameuse depuis, nous dirons plus tard à quelle occasion, laquelle rue de la Vielle Draperie aboutissait en faisant un double coude à celle des Marmousets qui fait l'objet de ce récit.

Journal des Demoiselles, mars 1843.

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