vendredi 1 juillet 2016

Jules Lemaître.

Jules Lemaître.


Il est toujours un peu actuel. Il l'est beaucoup en ce moment, au lendemain de la représentation de Révoltée à l'Odéon. Je ne trouverai point d'occasion meilleure pour vous parler de lui.
L'homme, je ne sais si vous le connaissez. Il est de taille plutôt petite et légèrement voûtée.
Il a trente six ans; c'est dire que le voici mûr, ou presque pour l'Académie, qui me paraît, au reste, disposée à ne pas le faire attendre. Sa figure est des plus curieuses que je sache, le front large et noble d'un "penseur" et, dans le bas du visage, quelque chose de grimaçant et de simiesque. 









Et du plus loin que je me souvienne de lui (je le connais depuis une douzaine d'années), je le revois tel qu'à présent, la figure identique, le dos incliné de la même façon. Et je dirais qu'aujourd'hui comme alors, il ressemble à Rabelais, et un peu aussi, par un jeu du destin, à M. Georges Ohnet, si chacune de ces observations n'avait été faite plus d'une fois déjà.
Dans la conversation, c'est un charme de l'entendre. Et pour donner une idée de ses causeries parlées, ce que je puis en dire de mieux, c'est qu'elles ressemblent merveilleusement à ses causeries écrites, que l'homme et l'écrivain chez lui ne font qu'un, et que l'avoir lu, c'est l'avoir entendu, ou presque. Si je ne dis point "tout à fait", c'est que ses conversations me semblent plus aisées encore, plus amusantes et plus brillantes que ses meilleures chroniques.
Écrivain, vous l'aimez sûrement, et ce que je vous en dirais ne vous apprendrait pas grand chose. Vous l'avez suivi pas à pas. vous savez combien brillante et rapide a été sa fortune. Songez qu'il y a quatre ans, c'était à Paris un nouveau venu, que nul ne connaissait, et mesurez le chemin qu'il a fait depuis.
Quelle curiosité, tout de suite, quand parurent dans la Revue Bleue ses belles causeries sur M. Renan, sur M. Brunetière, sur M. Zola, causeries d'une forme si légère et si souple qu'à peine on s'apercevait qu'elles étaient aussi des études, et que Lemaître, en se jouant, touchait à plus d'idées que beaucoup de graves discoureurs! Brusquement on fut étonné et séduit. Il y avait bien longtemps qu'on avait vu de succès si prompt et si général. Notez que, dans ce succès, l'adresse ne fut pour rien, ni le charlatanisme. Pas de "réclames" savantes, pas de camaraderies. Jamais de notoriété obtenue par des moyens plus élémentaires, et j'ose dire, d'une honnêteté plus primitive. Lemaître s'est un beau jour réveillé célèbre sans y avoir tâché, sans avoir rien fait pour cela, sinon d'avoir du talent. croyez que, si j'y insiste, c'est que la chose est rare.
Et parce que la chose est rare, elle ne va point sans susciter beaucoup d'inimitiés et de jalousies. Il y a peu d'hommes en France qui aient plus d'ennemis que Lemaître.
Ce que ces ennemis ont trouvé de mieux contre lui, c'est de le qualifier "d'universitaire", ou plus nettement de pion. Nul homme, de sa nature, n'était moins universitaire que Lemaître. J'ai eu le grand plaisir d'être l'élève de Lemaître, au Havre, ainsi que deux de mes confrères: Hugues Le Roux, le chroniqueur du Temps, et Henri Fauvel, le poète de l'Art et la Vie.
C'étaient des classes bien surprenantes. Le Roux en a parlé un jour. On y lisait plus de Leconte de Lisle et de Flaubert que de Boileau et de Bossuet. On y cherchait des exemples de fleurs de rhétorique dans la Chansons des Gueux, ou dans les vers rustiques de Rollinat, qui n'était alors que l'auteur ignoré de Dans les Brandes. Si l'on n'y commentait point les décadents, c'est tout bonnement qu'ils n'existaient pas encore.
Lemaître faisait en ce temps-là beaucoup de vers. Il publia deux recueils: les Médaillons et les Petites Orientales. Depuis il a publié un volume de nouvelles charmantes, dont la première (Sérénus) est un petit chef-d'oeuvre, digne de M. Renan. A rien de tout cela le public n'a prêté une grande attention. Lemaître est resté pour tout le monde le critique des Contemporains (1) et le chroniqueur des Débats. Il y a là quelque injustice. J'espère qu'après ses comédies prochaines, on se décidera à reconnaître en lui autre chose qu'un critique, et que l'auteur de Révoltée ne sera point victime, comme celui de Sérénus et des Petites Orientales, du fâcheux préjugé qui fait que ceux qui jugent sont tenus pour incapables de rien créer.
A cette heure, le théâtre l'occupe uniquement, et il ne fait pas bon le chicaner sur sa vocation dramatique, ni lui reprocher de trop négliger la critique littéraire.

                                                                                                                          Jules Tellier.


(1) Les Contemporains, 4 volumes, et les Impressions de théâtre, 3 volumes, sont en vente à la Librairie Lecène et Oudin. Chaque volume, in-12 fr 3,50.


La Petite revue, premier semestre 1889.

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