dimanche 19 juin 2016

L'Opéra.

L'Opéra.



L'année 1777 entre toutes est remarquable par trois points. Un industriel, appelé Tessier, exploita les  élèves dansants du magasin de l'Opéra, dans un petit théâtre, qu'il fit construire, boulevard du Temple; cette scène, qui vient de tomber sous la cognée des démolisseurs, s'appelait encore hier, le Petit-Lazari.
Les nonnes de l'abbaye de Longchamps, invisibles aux yeux du public, obtenaient un succès fou pendant la semaine sainte, en raison des voix et de l'habileté déployée dans leur chant. Le bon peuple de Paris soutenait qu'on n'avait pas à l'Opéra des organes semblables, et ne se doutait guère qu'à l'exemple de nos églises modernes, l'abbesse rusée, avait demandé ses principales coryphées aux cohortes profanes de l'Académie de musique.
Enfin, en dernier lieu, devançant M. Scribe, comme Gutenberg devança M. Firmin-Didot, comme Daguerre a devancé Nadar, quatre auteurs, Beaumarchais, Sedaine, Marmontel et Saurin s'attablèrent autour d'une table le 27 octobre 1777, et y rédigèrent les premières bases de l'Association des auteurs dramatiques, les premiers éléments de la propriété littéraire.

Les places et redevances de l'ancien Opéra.

La dénomination des places de l'Opéra avait, en 1777, son étrangeté. On y comptait cinq espèces de loges:
Les crachoirs, que nous appelons plus convenablement les baignoires;
Les timbales, disposées pour quatre personnes;
Les entre-colonnes, recherchés parmi nous sous la dénomination d'avant-scènes; 
Les chaises de poste, qui n'avaient que deux places comme une berline de voyage;
Et enfin, les loges de balcon.
La livrée n'entrait  jamais à l'Opéra, à quelque place que ce fût, et le contrôle se montrait excessivement sévère sous le rapport de la toilette des dilettantes.
... L'Opéra recevait un tribut de tous les autres spectacles de Paris; dans son Histoire de l'Académie de musique, histoire dans laquelle nous avons puisé de nombreux renseignements, M. Castil-Blaze en donne la piquante nomenclature:

Le sieur Nicoud, pour montrer son singe..................................................6 liv. par an.
La machine Hydraulique.............................................................................2 sous par jour.
Le sieur Marigny, pour faire voir ses nains..............................................2 sous par jour.
Le sieur Second, pour ses marionnettes....................................................4 sous par jour.
Le sieur Messuib, pour exhiber ses géants...............................................6 liards par jour.
Le sieur Devain, pour son cabinet de magots...........................................2 sous par jour.
L'homme ventriloque...................................................................................24 liv. par an.
Les ombres chinoises...................................................................................120 liv. par an.
L'optique du sieur Zaller.............................................................................180 liv. par an.
Les puces travailleuses du sieur Préjean..................................................25 liv. par an
Les figures de cire du sieur Curtius...........................................................150 liv. par an.
Le crocodile vivant d'Abbini........................................................................12 liv. par an.

Cette liste de spectacles de fantaisie, si elle prouve que non ancêtres avaient le goût des phénomènes, atteste également que les géants étaient moins imposés que les pygmées; l'Opéra avait des égards pour la force physique.


Anecdotes sur les artistes.

Il arriva un événement dans les coutumes de la mélodieuse Académie. Jusqu'à Mlle Maupin, toute actrice d'Opéra tenait majestueusement, comme les reines des jeux de cartes, un objet à la main quand elle entrait en scène: Didon avait un mouchoir, Iphigénie, un éventail, Armide une baguette d'or. Mlle Maupin joua le rôle de Médée avec les mains vides, et n'en donna pas moins à ses bras la grâce désirable.
Les chanteurs de nos jours racontent une anecdote qui a fait rire une génération de ténors. Une haute-contre, débutant vers 1790, craignait d'attaquer le si naturel de son premier air.
- Ne crains rien, lui dit Dérivis, tends les muscles de l'abdomen... pousse vigoureusement; c'est du ventre qu'il faut faire sortir le si.
Le compositeur Persuis entendit le conseil et s'interposa en homme prudent.
- Mon bel ami, lui dit-il, gardez-vous de suivre cet avis; la note sortirait, mais sans être modulée par la bouche.... n'oubliez pas le respect que vous devez à l'auditoire.
Nous touchons aux jours de 93; l'Opéra se transfigure, on supprime des partitions les rôles de princes et de princesses. Hébert, en sa qualité de marchand de contre-marques, nommé directeur de l'Opéra, menace de porter sur la liste des suspects tout chanteur enrhumé. On s'empare de la salle de Mlle Montensier, et on y installe l'Académie de musique, qui s'appellera Théâtre des Arts. On inscrit en tête des affiches la phrase sacramentelle: De par et pour le peuple, et Mlle Maillard, la royaliste, est contrainte de chanter un air républicain.
- Vous n'avez jamais eu autant de puissance, lui dit Lainez après l'exécution.
- Ne m'en complimentez pas, répondit la protégée de Marie-Antoinette, je poussais de rage d'être obligée de chanter pour ces monstres-là!
Lainez, dont nous parlons, le chanteur favori de l'ancienne cour, n'avait sauvé sa tête qu'en chantant la Marseillaise, un bonnet rouge sur le front. Danton, Hébert, Chaumette, Henriot, Robespierre, administrateurs de l'Opéra; Dubuisson, Fabre d'Eglantine, auteurs de livrets, périrent sur l'échafaud. La cantatrice Mlle Buret y mourut avec ses amies, Mme de Sainte-Amarante et sa fille, dénoncées par un acteur de l'Opéra-Comique, dont le nom sert encore aujourd'hui à désigner un emploi, par le ténor Antoine Trial.
Il est des chiffres qui ont leur éloquence.
Le 22 janvier 1793, le lendemain de la mort de Louis XVI, l'Opéra donna Roland et fit 4.902 livres 8 sous de recette.
Le 15 octobre, même année, veille de la mort de Marie Antoinette, on renforça le spectacle; on joua le Siège de Thionville, l'Offrande à la Liberté et Télémaque, où devait reparaître la citoyenne Pérignon. On n'encaissa que 3.251 livres.
On retrouve dans la légende sinistre de l'Opéra la trace de la dernière visite qu'y fit la souveraine martyre, la troupe chantante y représentait les Evénements imprévus. Avant de prononcer, dans le duo du deuxième acte, les paroles du livret: Ah! comme j'aime ma maîtresse, la célèbre Mlle Dugazon s'était inclinée vers la reine, qui, fort applaudie à son entrée, avait dit à ses dames d'honneur:
- Voyez pourtant ce bon peuple, il ne demande qu'à nous aimer.
Au salut de la Dugazon, le parterre s'écria: Plus de maîtresse, plus de maître! Vive la liberté!
Les loges répondent: Vive le roi, vive la reine!
Une partie de la salle s'arme et se rue contre l'autre.
Et Marie-Antoinette n'a que le temps de se jeter dans sa voiture, que la populace lapide de pierres et d'immondices.
Deux usages contemporains ont pris naissance durant cette fièvre où l'opéra le plus en vogue le cédait à l'exécution du Chant du Départ.
Les affiches de théâtre cessèrent d'être sur papier blanc, afin qu'elles ne se confondissent pas avec les affiches du gouvernement.
Et l'on supprima pour toujours le parterre debout pour ne pas continuer l'insolence d'entasser des citoyens français à la gêne, dans un bas-fond, le tout pour les amuser. La convention fit aux dilettantes une surprise agréable; si elle menaçait leur tête, elle s'intéressait à leur séant; ils trouvèrent, pour la première fois, des sièges à l'Opéra le 7 août 1794.
Après la terreur, la réaction eut lieu; à l'Opéra-Comique, Trial meurt de douleur pour avoir été contraint de se mettre à genoux, comme un criminel, sur la scène qu'il illustra. Laïs est hué. La valse s'est introduite pour la première fois dans les bals masqués, et le citoyen Devisme décrète que, vu la chaleur, l'Opéra n'ouvrira son spectacle qu'à neuf heures et demie du soir, c'est à dire quand la nature aura fermé le sien.
M. Francisque Sarcey, l'intelligent critique dramatique de l'Opinion nationale, démontrait l'autre jour combien les administrations absorbaient de places gratuites dans nos théâtres; au temps du Directoire, cet abus était dans sa fleur; 94 places étaient absorbées à l'Opéra par les hauts fonctionnaires de la République; le consul Bonaparte se fit donner l'état de ces non-valeurs annuelles qui privaient l'administration de 60.400 fr. de recette, et après avoir envoyé 15.000 fr. pour sa loge personnelle, il mit l'apostille suivante sur le document examiné:"A dater du 1er nivôse, toutes ces loges seront payées par ceux qui les occupent. -Bonaparte."
Le chef éminent de la dynastie actuelle était un enthousiaste de belle musique, de belles voix. En 1787, la fameuse Mme Saint-Euberty chantait à Strasbourg; un jeune officier d'artillerie, fasciné par la magie de cet organe exceptionnel, envoya à la diva les vers suivants:

Romains, qui vous vantez d'une illustre origine, 
Voyez d'où dépendait votre empire naissant:
Didon n'eut pas de charmes assez puissants
Pour arrêter la fuite où son amant s'obstine;
Mais si l'autre Didon, ornement de ces lieux,
Eût été reine de Carthage, 
Il eût, pour la suivre, abandonné ses dieux,
Et votre beau pays serait encore sauvage.

Ces bouts rimés, qu'un maître ne dédaignerait pas, étaient signés: Napoléon Bonaparte.
L'Opéra fut pour le premier consul un lieu plein de dangers contres lesquels sa bonne étoile le protégea. Un jour, à la représentation des Horaces, une foule de conspirateurs n'attend que le signal de la scène du serment pour se précipiter sur la loge consulaire; Bonaparte, averti, prend sa place avec le calme le plus stoïque; la représentation continue, et c'est à peine si quelques spectateurs se sont aperçus que les affidés, arrêtés sur leur chaise, avaient été conduits en prison sous bonne escorte. Plus tard, se rendant à l'audition de l'Oratorio d'Haydn, la machine infernale éclate rue Saint-Nicaise, sous les pieds de ses chevaux; le public avait entendu, pendant l'adaggio, cette explosion dont il ne pouvait deviner la cause, et il fut rassuré lorsqu'il vit Bonaparte entrer stoïquement dans sa loge avec Lannes, Lauriston, Berthier et Duroc. C'est à la date de l'Empire que nous devons placer la représentation de Vestale, chef-d'oeuvre de Spontini. La mode s'empare de l'ouvrage: les robes, les bijoux, les coiffures, tout était à la Vestale; on cite encore aujourd'hui le quatrain dont on gratifia les filles de chœurs et du corps de ballet:

Cette musique magistrale
Nous semble errer étonnamment,
A l'Opéra une vestale!!
Ce n'est pas là son élément.

Conjointement avec le chef-d'oeuvre de Spontini, on donna un opéra-ballet dans lequel, pour la première fois, des cavaliers montés parurent sur la scène: c'est à cette occasion qu'un journaliste proposa d'écrire sur la porte de l'Académie impériale de musique:

Ici, on jour l'opéra à pied et à cheval.

La chute de l'Empire, les Cent-jours, la deuxième restauration se manifestent à l'Opéra par deux faits.
A la première entrée dans Paris de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, l'affiche annonçait le Triomphe de Trajan. Les monarques envahisseurs firent changer le spectacle et demandèrent la Vestale. Ils furent salués par d'unanimes bravos.
Le 18 avril 1815, Napoléon assiste au ballet de Psyché; il est reçu par des tonnerres d'applaudissements.
Cherchez donc, dans les parterres, l'expression sérieuse d'un sentiment politique.
Louis XVIII nomma son ministre, le comte de Blacas, surintendant des théâtres royaux: la population des coulisses se donna du rire à cœur joie à la venue de ce bénin personnage, qui put lire le quatrain suivant, sur tous les murs:

Blacas, Duras, Damas, hélas!
Semblent d'abord un brelan d'as;
Si vous les regardez de près,
Ce n'est qu'un brelan de valets.

Le début d'Elie, dans le ballet du Carnaval de Venise, porte une date significative: il eut lieu le 13 février 1821. Le même avait été étudier le type  de Polichinelle au spectacle des Ombres chinoises. Il avait saisi admirablement l'allure, à la fois roide et fébrile, la pose vertigineuse, l'incessante dislocation du pantin de séraphin; et tandis que le public le couvrait de bravos, on n'entendait pas les plaintes du duc de Berry, qu'un assassin venait de frapper.
Les marches de marbre du palais des Grâces étaient souillées par le sang; c'eut été une provocation que de laisser la cothurne  de la muse se ternir, la voix des sirènes s'éteindre dans cette catacombe nouvelle; l'Opéra de la rue Richelieu fut démoli, et la troupe ne reprit que le 19 avril suivant ses représentations dans la salle Favart.
Pendant ce temps, on construisit la salle de l'Opéra actuel, qui fut commencé le dimanche 13 août 1820, sur l'emplacement de l'ancien hôtel Choiseul. On y travailla un an et trois jours, et pourtant, l'édifice n'est construit que de bois et de plâtre, et fournirait, en cas de sinistre, un aliment terrible à l'incendie.
Résumons-nous: avant d'arriver à sa résidence actuelle, qu'il doit quitter dans deux ans pour un palais nouveau, l'Académie de musique a changé sept fois son siège d'exploitation.
En 1671, au Jeu de paume de la rue Mazarine; 
Sous Lulli, en 1672, au Jeu de paume du Bel-Air, près le Luxembourg;
En 1687, dans la salle du Palais-Royal, occupée jadis par la troupe de Molière;
En 1765, dans la salle des Tuileries;
En 1770, à la Porte Saint-Martin;
En 1794, rue Richelieu;
En 1820, au théâtre Favart; 
Et enfin, en 1821, dans son siège actuel, rue Lepelletier.
L'Opéra, depuis la chute de la Restauration, a été géré:
Par M. Louis Véron, le premier directeur, qui assuma la responsabilité complète de l'entreprise; il eut pour collaborateur Meyerbeer et Taglioni, et fit fortune.
Le deuxième directeur fut M. Duponchel, un artiste dans la mise en scène, un homme d'initiative et de goût. Les gens  du métier lui font honneur des effets de perspective qu'on admire dans les Huguenots.
Le troisième directeur fut M. Léon Pillet, actuellement consul général à Palerme.
Il fut célèbre par la protection dont il entoura Mme Stolz, laquelle empêcha Jenny Lind de débuter à Paris, et par le manifeste qu'il publia contre le cigare, à l'influence duquel il attribuait la désertion du public.
Le quatrième directeur s'appelait d'un nom célèbre dans l'esprit français: nous avons nommé Nestor Roqueplan. Il arracha à Meyerbeer son Prophète et n'enrichit l'Opéra que de bons mots devenus célèbres.
"- L'Opéra, disait-il, c'est le bruit qui coûte le plus cher."
Il avait évidemment le canon dont le son continuel pendant quatre heures exerce bien d'autres ravages.
A la suite de la gestion de M. Roqueplan, l'Etat repris l'Opéra, qui cessa d'être une exploitation privée, et en confia la direction d'abord à M. Crônier, administrateur trop rigide, trop peu diplomate, trop puritain pour ce foyer d'intrigues; à M. Crônier succéda M. Alphonse Royer, qui joint toute la bonne grâce de l'homme du monde, tout le libéralisme de l'homme de lettres au sérieux obligé d'un fonctionnaire public.
M. Alphonse Royer possède, dans son régisseur général, M. Martin, un véritable trésor; on l'appelle à l'Opéra le ramasseur des bouts de ficelles, et Dieu sait si les ficelles y manquent! Pour donner un exemple de son ordre, il suffit de citer l'arrêté relatif aux souliers de la troupe:
Il est bon de savoir que les chaussures des danseurs ont trois couleurs comme l'étendard national:
Les chaussures puces pour les simples mortelles, villageoises, vassales, montagnardes;
Les chaussures blanches pour les nymphes Occilis, Péri et Almée;
Les chaussures couleur de chair pour les déesses et reine des fées.

                                                                                                                                 Léo Lespès.

Le Monde Illustré, 9 avril 1864.


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