vendredi 17 juin 2016

L'industrie des marieurs.

L'industrie des marieurs.


Elle est fort achalandée, dans tous les pays du monde civilisé, l'industrie des marieurs.
Cette industrie est même très sérieuse, disons-nous, car on lui doit des unions singulièrement nombreuses. En certaines grandes villes, sur vingt mariages qui se contractent, il y en a toujours cinq ou six qui relèvent des agences matrimoniales. L'habileté de certains courtiers est telle qu'ils arrivent à marier de bon amour des légions de célibataires qui, sans eux, seraient restés confinés dans leur morose solitude et n'auraient jamais connu les joies de la vie de famille.
Malheureusement, il y a aussi des agences dont la clientèle ne recherche le plus souvent que des aventures, ou ne voit dans le mariage qu'un moyen de se procurer de l'argent.

Une agence interlope.

C'est dans l'un de ces bureaux que nous nous hasardions un jour, mon ami Z... et moi, désireux que nous étions de mener une enquête personnelle dans les curieux dessous d'une institution dont l'affaire du Bois-le-Roi * venait de nous révéler les déplorables agissements.
Cette annonce d'un grand journal avait attiré notre attention:
"A marier, orpheline, vingt ans, jolie, un million, peu exigeante; rien à payer d'avance." Suivait une adresse.
- Voilà notre affaire, nous disions-nous, nous commencerons par soulever le voile de ce mystère.
A l'heure qu'une lettre de l'agence, qui amorçait ainsi sa clientèle, nous avait indiquée, nous nous présentâmes dans un grand salon ( c'était au deuxième étage d'un ancien hôtel de la rive gauche) où se trouvaient réunis, graves et silencieux, trois ou quatre messieurs d'âge incertain et quelques jeunes dames au visage masqué par d'épaisses voilettes, que chaperonnaient de vénérables duègnes.
Une heure s'écoula avant qu'une vieille domestique vint nous informer que la directrice de l'agence allait nous recevoir et nous fûmes aussitôt introduits dans une sorte de boudoir où, confortablement assise dans un grand fauteuil, une allègre matrone coiffée d'une perruque ce cheveux blancs, nous fit signe de prendre place sur des sièges qui nous mettaient en pleine lumière.
- Que demandent ces messieurs?
- Madame, répliqua mon ami, je suis seul ici candidat au mariage, et c'est mon futur témoin que j'amène avec moi. Il ne sera pas de trop dans notre entretien. Nous avons lu votre annonce de l'orpheline et je viens me renseigner sur les conditions réelles de cette union dont les avantages ont dû attirer ici une foule de quémandeurs.
- Assurément. Plus de douze prétendants m'ont déjà écrit. Mais avant que je vous renseigne sur les très réels mérites et la haute situation de cette jeune personne, permettez que je vous interroge. On ne se marie pas dans notre maison sur une simple présentation et nous n'engageons des pourparlers qu'après avoir pris sur les futurs conjoints toutes les informations qui nous sont nécessaires.
Mon ami dut alors répondre à une formidable série de questions précises, sous l'avalanche desquelles il eut quelque peine à garder son sérieux. Où êtes-vous né? Où avez-vous été élevé? Jusqu'où avez-vous poussé vos études?  Qu'espérez-vous faire après le mariage? Où comptez-vous habiter? Sous quel régime désirez-vous que le contrat soit fait? Comment comptez-vous employer la dot? Quelle est votre religion? Pratiquez-vous un peu ou beaucoup? Quelles sont vos opinions politiques?
Harcelé, essoufflé, le pauvre candidat semblait à certains moments demander grâce.

Les petits bénéfices.

- Maintenant, monsieur, reprit la directrice avec un sourire malicieux, il vous reste une formalité immédiate à remplir, c'est le dépôt de vingt francs pour la correspondance, car il y aura d'abord un échange de lettres. Puis la présentation aura lieu probablement dans une loge de l'Opéra-Comique, dont la location reste à votre charge.






- Pardon, madame, mais vous disiez dans votre annonce qu'il n'y avait rien à payer d'avance!
- Vous ne voudriez pas, monsieur, nous laisser acquitter ces menus frais qu'il est de votre dignité de payer. Ce que nous vous réclamerons ensuite, c'est une commission de 2 pour 100 sur la fortune qui vous est promise... Nous passerons à ce sujet une convention dans notre prochaine entrevue.
Il fallut bien s'exécuter et nous prîmes congé. Mais la dépense s'arrêta à ces simples prémices. Un mot qu'en sortant nous entendîmes nous édifia sur la nature des opérations de l'agence. Il y avait dans l'anti-chambre deux hommes qui riaient de se rencontrer dans cet endroit.
- Tu sais que tu es refait, disait l'un d'eux. La virginale beauté dont tu me parles et qu'on t'a présentée à la Porte Saint-Martin sous le nom de Mlle Labrousse, m'a été présentée à moi, à l'Opéra, sous le nom de Mme veuve Dubuisson! C'est la même personne. J'en suis certain. Qui sait si elle n'a pas un troisième nom.
Nous comprîmes que ces présentations étaient la véritable source des gains de l'agence qui faisait quatre ou cinq fois par soirée payer par ses clients la location d'une loge où tour à tour ceux-ci étaient admis à présenter leurs hommages à la problématique fiancée que chacun se croyait seul à adorer.


L'intermédiaire idéal.

Nous allâmes frapper à la porte d'une autre agence de marieurs. C'était, par hasard, une agence sérieuse dont le directeur se vantait de faire chaque année deux ou trois cents mariages.
Il nous tint à peu près ce langage:
- Nous somme souvent calomniés, messieurs, on méconnaît les services rendus par les intermédiaires qui font les mariages, de sorte que je ne suis pas fâché de m'expliquer avec vous. Savez-vous que le quart des mariages est notre oeuvre et qu'à Paris seulement plus de cent offices, patentés ou secrets, sont continuellement occupés aux préparatifs d'unions assez rarement malheureuses. Sans doute, il y a dans le nombre des agences interlopes.
Que voulez-vous? Comme toutes les autres, cette institution a des brebis galeuses. Mais qu'importent? Les gens sérieux savent bien trouver des intermédiaires offrant de solides garanties de moralité et capables de les conseiller sûrement dans leurs recherches.
Les offres brillantes que vous pouvez lire dans les pages d'annonces des journaux ne sont pas de notre fait. Ces femmes promises au premier venu ne sont pas nos clientes. Nous ne recourons pas à cette publicité épicée.

                                                                                                                    Henri Plessis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 février 1907.





*Complément de Célestin Mira


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