dimanche 5 juin 2016

La trôle.

La trôle.

Le conseil municipal de Paris vient d'être saisi d'une plainte assez curieuse de la part des fabricants de meubles. Il s'agit de ce que, dans leur argot professionnel, ils appellent la trôle, procédé employé par le petit fabricant pour écouler ses produits.
Trôler, c'est vendre ou plutôt brocanter sur la voie publique après les avoir colportés et proposés de porte en porte, des meubles fabriqués dans des conditions spéciales.
Les marchands de meubles considèrent le trôleur comme un irrégulier ou un contrebandier de la partie, leur causant un préjudice matériel et moral tout à la fois.
Pourquoi la trôle et comment se pratique-t-elle? Telles sont les deux questions que nous allons rapidement exposer.
Un petit fabricant, un ébéniste du faubourg Saint-Antoine (c'est là que presque tous les trôleurs habitent) a besoin d'argent; il va chez un marchand de bois auquel il prend à crédit, pour quelques jours, de quoi faire deux buffets par exemple (les meubles se font généralement par paire).
Il se met aussitôt à l'oeuvre et, à peine les deux meubles sont-ils achevés, qu'il les charge dans une voiture de déménagement, s'ils sont volumineux et lourds, une voiture à bras s'ils sont maniables; puis, ainsi que nous l'avons dit, il va de porte en porte, de marchand en marchand, essayer de les vendre. S'il ne réussit pas chez les particuliers, il les expose alors sur la voie publique, au coin de la rue de Charonne ou en haut de la rue Traversière, endroits spéciaux à ce trafic et où se tient une sorte de marché de la trôle.
Là naturellement, le besoin d'argent pressant, la marchandise est sacrifiée et vendue quelquefois à un prix dérisoire. Si dérisoire que le trôleur oublie parfois de payer le bois pris à crédit chez le marchand, et, pour ne pas être poursuivi, quitte, à la cloche de bois, son domicile.
On voit ainsi de petits fabricants trôleurs du faubourg Antoine déménager jusqu'à dix ou douze fois l'année, c'est à dire tous les mois ou a chaque meuble qu'il a fabriqué et vendu.
C'est contre ces agissements et contre la trôle, qu'ils considèrent comme un abus, que les fabricants de meubles sérieux protestent.
Le piquant de la chose, c'est que les protestataires eux-mêmes se livrent bien souvent à la trôle, et voici dans quelles conditions:
Un grand fabricant se trouve quelquefois gêné, il n'a d'autres ressources que de confectionner rapidement des meubles quelconques avec des bois à lui appartenant, meubles qu'il va trôler.
Seulement, comme il tient à sauvegarder sa réputation, il s'adresse à un déménageur, au fond de la voiture duquel, il se blottit pendant que l'autre va proposer  la marchandise, et, comme l'acheteur de son côté ne serait pas flatté que l'on sût qu'il se fournit à la trôle, l'opération tout entière se fait par l'intermédiaire du déménageur-trôleur, qui s'arrange naturellement pour tromper les deux parties et toucher ainsi de part et d'autre de fortes remises.
Ces déménageurs-trôleurs ont une clientèle suivie et sont fort connus dans le faubourg.
Nous connaissons à présent l'origine et l'objet de la trôle, et nous savons comment elle se pratique; voitures de déménagement, voitures à bras, quelquefois un simple crochet( on voit en effet des commissionnaire-trôleurs se promener à travers le faubourg avec une armoire à glace sur les épaules), tout cela aboutit et se vide sur le marché de la trôle que représente notre dessin.





Là, cette industrie prospère ou languit, suivant les vicissitudes de la température: qu'il neige ou qu'il vente, l'exposition se fait. C'est alors le vrai public qui achète et sur lequel, dame! brocanteurs et marchands, fabricants et intermédiaires, se rattrapent de tout ce qu'ils se sont... trôler entre eux.

                                                                                                                         Hacks.

L'Illustration, samedi 21 novembre 1891.

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