lundi 2 mai 2016

Les femmes à la guerre.

Marie Dauranne.


Les vainqueurs de Rivoli marchaient sur l'Autriche. Mantoue avait ouvert ses portes. Masséna, "l'enfant chéri de la victoire" avait passé la Brenta. Ses troupes et celles de Sérurier arrivaient en même temps au bord de la Piave, vers le milieu de mars 1797. La rivière, grossie par les pluies et la fonte des neiges des Alpes Carniques, roulait en torrent ses eaux limoneuses. Il fallait la passer cependant, et déloger l'armée ennemie dont le quartier général était établi sur l'autre rive, à Conegliano.
Et la Piave fut franchie comme un simple ruisseau.
La 51e demi-brigade qui faisait partie du corps de Sérurier fut des premières à passer la rivière.
Les soldats s'étaient lancés gaillardement à travers le gué au bord duquel on les avait conduits; mais avant d'engager la lutte avec les flots tumultueux de la Piave, ils avaient mis à sec le tonnelet d'eau-de-vie de leur cantinière. Celle-ci, la brave Marie Dauranne, une des vivandières les plus connues de l'armée pour sa générosité et son courage, se tenait debout sur la crête de la levée, sans souci des balles autrichiennes qui partaient de l'autre rive; et, calme comme si elle se fût trouvée derrière le comptoir de sa cantine, elle versait la liqueur qui réchauffe à ses frères d'armes.
A présent, la provision était épuisée, et les derniers troupiers s'engageaient dans le gué étroit où l'eau jaunâtre et clapotante leur atteignait la poitrine. Bientôt ce serait le tour de la cantinière elle-même.
Marie Dauranne, remontée sur son équipage, se disposait à les suivre, lorsque, du milieu du fleuve, un cri lui parvint, un cri déchirant et désespéré... Là-bas, dans les remous du torrent, un soldat venait de perdre pied... Déjà, le courant l'emportait; les vagues fangeuses le roulaient comme un fétu. Et ses camarades, encombrés par leurs armes et leur équipement, ne pouvaient songer à le secourir.
La vivandière n'hésita pas. En un clin d’œil, elle se débarrassa de sa veste et sauta dans la rivière. L'homme avait disparu. Marie Dauranne plongea, revint à la surface, puis replongea plus loin. Sur la rive, parmi les sifflements des balles, courait une clameur d'admiration.
Enfin, la courageuse cantinière put rejoindre l'homme et l'attraper au passage.




On lui jeta une corde, elle la saisit d'une main, s'y cramponna et, soutenant de l'autre main celui qu'elle avait sauvé, elle gagna ainsi le bord de la rivière, au milieu des acclamations enthousiastes de ses compagnons d'armes.
Le soir même, le général Sérurier portait le nom de Marie Dauranne à l'ordre du jour de l'armée, et informait du fait le général en chef Bonaparte.
Celui-ci, à son tour, le racontait au Directoire dans sa lettre du 27 ventôse an V (17 mars 1797):
"... Un soldat, entraîné par le courant, est sur le point de se noyer; une femme de la 51e se jette à la nage et le sauve; je lui ai fait présent d'un collier d'or, auquel sera suspendue une couronne civique avec le nom du soldat qu'elle a sauvé..."
Quelques jours après, Berthier, chef d'état-major de l'armée d'Italie, chargé d'exécuter l'ordre du général en chef, faisait remettre à la vivandière la chaîne et la médaille civique.
"... Vous verrez, lui disait-il, dans la lettre qui accompagnait son envoi, vous verrez qu'on y a gravé le trait qui vous honore également, vous et votre sexe..."
Dès lors, la chaîne d'or et la médaille civique devinrent la récompense habituellement accordée aux cantinières qui s'étaient distinguées sur le champ de bataille.
Mais Marie Dauranne, vivandière de la 51e brigade, fut la première qui eut l'honneur de porter sur la poitrine ce glorieux témoignage de son intrépidité.

                                                                                                                  Renest Laut.

Le Petit Journal, militaire, maritime, colonial, supplément illustré paraissant toutes les semaines, 13 décembre 1903.

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