mercredi 25 mai 2016

Barèges.

Barèges.


Une des routes les plus agréables pour se rendre à Barèges, est celle de Bagnères, petite ville située à l'entrée de la vallée de Campan, au pied d'une colline, d'où jaillissent ces eaux fameuses qui attirent une si grande affluence d'étrangers en ces lieux.
A Campan, une grande partie des maisons sont bâties en marbre. On le retire d'une carrière qui se trouve aux environs du village. Toute cette contrée a beaucoup de charmes: c'est une nature gracieuse, paisible, idyllique. Le pays est bien cultivé, et riche en belles prairies; de riantes collines s'entrecoupent dans tous les sens. L'Adour, dont le cours est très-sinueux, reçoit un grand nombres de petits ruisseaux, qui coulent sur un lit de marbre, et forment ça et là des cascades sur un fond blanc et vert, des touffes de fleurs et des bouquets de buissons. Les maisons sont propres et d'un aspect agréable; devant la plupart des habitations s'élèvent des chênes majestueux et des châtaigniers, au milieu desquels paissent de nombreux troupeaux. Dans le fond se dresse le vaste rempart des Pyrénées, que domine le Pic du midi.
Près de Campan, se trouve la célèbre grotte de Montagne-Grise, habitée par des fées, des enchanteurs et des gnomes. Elle a donné naissance à une foule de contes et de traditions populaires qui s'étendent jusque dans la vallée de Roncevaux, et remontent au temps de Charlemagne. En sortant de la vallée de Campan, on entre dans la vallée d'Aure, où se trouve le joli village de Grip. C'est là que l'on voit le Pic du Midi en plein; longtemps il a passé pour le sommet le plus élevé des Pyrénées; les récentes observations barométriques ont prouvé que le Mont-Perdu et le Vignemale le surpassent de quelques centaines de toises.
La plupart des voyageurs, attirés dans les Pyrénées par l'espoir d'y recouvrer la santé plutôt que par le désir de contempler la grande et belle nature, n'entreprennent point des courses lointaines pour aller admirer les scènes imposantes qu'elle offre dans les hautes montagnes de la chaîne centrale. La renommée de quelques sites pittoresques excite toutefois leur curiosité; et il en est peu qui, avant de s'éloigner de la contrée, ne veuillent, au moins une fois, jouir de leur aspect; mais les murailles de rochers qui couronnent les bassins de Gavarnie sont pour eux ce qu'elles paraissent à première vue, la dernière limite du monde. Cependant des hauteurs même de ces gorges, dont l'enceinte semble inaccessible et ne laisser nulle part la moindre voie de communication avec le pays qui les entoure, quel champ immense ne s'ouvre pas aux yeux du voyageur curieux et observateur! quelle source féconde en émotions qu'une ascension de la Brèche de Roland!
Une fois arrivé au tiers de la montagne, on est émerveillé à la vue des vastes pâturages, qu'on ne s'attendait à trouver sur ces pentes si inclinées, au-dessus des escarpements d'où tombent les petites cascades, et dans le voisinage d'un immense vallon de neiges. Un nombre considérable de plantes et fleurs rares dans les climats tempérés croissent et étalent leurs brillantes couleurs auprès de ces frimas, qui rappellent les tristes solitudes des contrées polaires. De ce lieu on peut déjà contempler l'aspect des glaciers qui recouvrent les plates-formes et les excavations naturelles traces sur le flanc septentrional du Marboré! 
Quelle agréable surprise lorsqu'en tournant au sud, on aperçoit la fameuse Brèche que l'on a inutilement cherché à découvrir pendant trois heures de marche! Plein de joie, on voudrait arrêter ses pas, et admirer à loisir la singulière architecture de cet ouvrage, dans lequel la nature semble avoir travaillé sur un plan qui étonne par sa symétrie et sa régularité; mais bientôt un froid piquant vous saisit, et rappelle les dangers qu'on ne peut éviter que par le mouvement et l'activité d'une marche rapide. 
On arrive enfin à la Brèche de Roland, large creux qui n'a pas moins de 40 pieds de profondeurs, et où les neiges sont permanentes; on a beau savoir que la connexité des rochers au milieu desquels se trouve la Brèche n'a pas moins de 200 pas d'ouverture, que leur élévation varie de 60 à 100 toises; que les deux sommets du Taillon et du Cylindre, qui les dominent à une égale distance, s'élèvent, le premier de 90, le second de 169 toises, il est impossible, avant d'avoir atteint la base, d'imaginer l'effet que leur grandeur colossale produit sur les sens du spectateur étonné.
Quand on a franchi le pas escarpé de l'Escalette, on descend dans la vallée de Barèges. La ville, dont elle tire son nom, est située dans une gorge étroite et resserrée dans un petit espace. Sa position au milieu de ces roides et hautes montagnes est, du reste, d'un aspect fort pittoresque. 



Barèges.

Depuis une dizaine d'années, on a cherché à rendre le séjour de Barèges plus commode et plus agréable pour les étrangers; néanmoins il reste encore beaucoup à faire à cet égard. La vie y est fort chère; un seul homme ne peut pas dépenser moins de 12 francs par jour.
Ce qu'on peut faire de mieux pendant la belle saison, c'est de visiter le Pic du Midi. Chemin faisant, on jouit sur différents points d'une vue magnifique; mais ce qui rend surtout cette excursion intéressante, c'est qu'elle offre l'occasion d'étudier les mœurs et le caractère des montagnards. Pour cela il faut entrer dans les cabanes des bergers, chercher à leur inspirer de la confiance et à les faire causer. Ces gens ne connaissent que leurs montagnes et leurs vallées; ils ne se doutent pas qu'il y ait autre chose au monde. Ils ne possèdent que leurs troupeaux, et ne vivent qu'avec leurs pareils. Leur langue est riche, colorée, poétique; chaque expression porte l'empreinte d'une âme forte et d'une imagination vive. Les dispositions poétiques de ces bergers se manifestent avec le plus d'énergie au haut des montagnes; dans les régions inférieures, il y a des habitations fixes, où l'on rencontre de l'aisance, même du luxe; mais dans les contrées supérieures, c'est tout différent. Les pasteurs y mènent une vie nomade; ils construisent pour quelques temps d'étroites cabanes, qu'ils abattent lorsque le manque de pâturage les force à conduire leurs troupeaux plus loin. Beaucoup d'entre eux meurent dans un âge fort avancé sans être descendus une seule fois dans les vallées. Les villes les plus voisines, telles que Pau et Tarbes, leur sont entièrement inconnues; mais ils vous parleront fort au long de la grotte miraculeuse de Montagne-Grise et de la fronde de Roland. Les plus instruits raisonnent sur l'histoire de leur pays comme s'ils avaient lu l'Arioste ou la chronique de l'archevêque Turpin; fort peu savent lire; quant à l'écriture, ils peuvent à peine s'en faire une idée. Jamais ils n'ont entendu parler de Louis XIV ni d'aucun autre roi de France, ni de la révolution, ni de Napoléon, ni même des guerres entre la France et l'Espagne. Henri IV, à cause de la proximité du Béarn, leur est seulement connu par quelques contes populaires. Du reste, ils ont une foi entière à toutes les traditions: un vieillard vous parlera de la découverte qu'il a faite de la caverne d'un enchanteur; un autre connaît exactement l'emplacement du château d'acier qui servait de prison à Gradasse, et l'endroit où Roland s'est battu avec Ferragus. Lorsqu'on entend les récits de ces gens, on est tenté de croire que c'est d'après les vieilles romances des troubadours du Béarn que l'Arioste a composé son Orlando furiosa.
Ces heureux montagnards n'ont point de désirs qu'ils ne peuvent satisfaire. Ils vivent sans maîtres et sans valets, sans supérieurs et sans subordonnés; ils sont bien faits, leur visage expressif, frais et plein de vie; ils ont une démarche légère et dégagée. Leur costume fait ressortir les belles proportions de leur taille; ils portent ordinairement une veste courte et sans manches, et couvrent leur chevelure touffue d'un béret écarlate. Toute leur manière d'être a quelque chose d'antique, de pittoresque, qui frappe vivement l'imagination. Leurs chants contribuent beaucoup à donner du charme  à ces montagnes: ce sont des romances pastorales en dialecte béarnais, douces et simples comme leur vie, et qu'ils chantent en s'accompagnant d'une espèce de harpe à deux cordes.
Le chemin qui conduit en haut du pic n'offre ni difficultés ni dangers; toutefois, il ne laisse pas d'être fatigant pour ceux qui ne sont pas habitués à gravir de hautes montagnes. On parvient, sans beaucoup d'efforts, jusqu'à la vallée du Gouret; mais on a un peu plus de peine pour arriver au lac d'Oncet, d'où il y a encore 350 toises jusqu'au sommet du pic. Celui qui compterait jouir sur ce point d'une vue très-étendue se trouverait fort désappointé. Il est vrai que vers le nord on voit fuir vers le lointain les superbes campagnes du Béarn et du Languedoc, bordées de collines; mais du côté sud, l'horizon est rétréci par des pics fort hauts qui s'élèvent en amphithéâtre. Le désir d'étudier la structure des Pyrénées peut seul déterminer à franchir ces barrières posées par la nature; l'artiste, l’œil fixé sur le développement pittoresque des montagnes et sur la vallée de Gavarnie, cachée par des vapeurs blanchâtres, d'où une multitude de sommets semble sortir comme d'un océan sans bornes, cherche en vain autour de lui quelques sujets propres à ses travaux. Tout se heurte et se confond; pas un objet sur lequel on puisse reposer la vue, rien que les siècles n'aient ébranlé, pas une forme que le temps ait respectée.
Si, en atteignant les hauteurs, l'imagination nous élève pour un instant au-dessus de nous-mêmes, l'aspect des abîmes et des gouffres, la nudité, le désordre des monts entassés de toutes parts, font bientôt rentrer dans le néant de notre être; le cœur bat avec force, la vue se trouble, la disposition de l'âme émue se met bientôt en rapport avec la profonde mélancolie du tableau dont on voudrait secouer l'influence, les ingénieuses fictions de l'Arioste disparaissent devant les réalités, et l'on conserve à peine le pouvoir d'admirer.
Autrefois personne ne restait à Barèges pendant l'hiver; les habitants se retiraient à Luz ou dans les dix-sept villages qui sont disséminés dans la vallée. Depuis que les médecins envoient des malades à Barèges pour y passer l'hiver, les habitants restent, quelque rude que soit la mauvaise saison. Les loups descendent en hiver des Pyrénées en troupes innombrables, et pénètrent dans les habitations des hommes. On a un moyen fort simple de se garantir de leurs attaques. Les habitants ne sortent jamais sans se munir d'un petit bâton de bois résineux allumé, dont la flamme pétillante tient ces hôtes vigilants en respect. Quand il s'en rencontre pendant le jour dans les rues, on tire vaillamment des coups de fusil par les croisées. On fait bien pourtant de ne pas sortir pendant la nuit, car c'est alors qu'ils viennent en plus grande quantité. Le desservant d'Aha, petit village situé dans les montagnes, près d'Eaux-bonnes, qui revenait la nuit d'auprès d'un mourant auquel il avait administré le viatique, fut attaqué, il y a quelques années, par des loups affamés, qui le dévorèrent, ainsi que son cheval. Le lendemain on trouva sur la neige quelques lambeaux de sa soutane, des traces de sang et des os de cheval. Un pauvre ermite des environs fut également la proie de ces terribles animaux. Dans un battue générale qu'on fit, sur l'ordre du préfet des Hautes-Pyrénées, on n'en tua pas moins de cinq cents, et cependant, quelques jours après, on ne s'apercevait guère que le nombre en fût diminué.
Ce qui affecte d'une manière pénible aux approches de Barèges, c'est le spectacle de ce grand nombre de militaires ou d'autres individus, français et étrangers, qui, mutilés, boitant, éclopés ou les bras en écharpe, se promènent d'un air triste et valétudinaire sur la grand'route, en attendant l'heure d'être admis à prendre les bains qui doivent soulager leurs souffrances et amener leur guérison. L'eau thermale de ce lieu est surtout souveraine pour les blessures et les plaies d'armes à feu: aussi y a-t-on établi un hospice composé de la réunion de plusieurs bâtiments, où sont logés et traités, au frais du gouvernement, les militaires français. Au moyen de l'aménagement intérieur de la maison de bains et de l'extension qu'on lui donne tous les jours, plus de quinze cents malades peuvent chaque année profiter des bienfaits reconnus de cette source, une des plus salutaires de la contrée.

Le magasin pittoresque, décembre 1836.

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