lundi 11 janvier 2016

Les juges et la justice.

Les juges et la justice
     dans l'ancienne France.



C'est dans la section des dessins, et sous le numéro 292, que le riche Musée de Dresde, conserve le précieux original de l'estampe ci-dessous, l'une des pièces les plus importantes qu'ait produites le crayon facile de notre peintre graveur François Chauveau.




On peut juger, par ce luxe de pages escortant la chevauchée des gens du roi, quel pompeux appareil le cérémonial du dix-septième siècle imposait à la magistrature, dans toutes les occasions où elle devait se montrer publiquement en corps.
Au temps où nous reporte la Promenade des magistrats, dessiné par le fécond élève de Laurent de la Hire, la lumière commençait seulement à pénétrer dans le chaos des juridictions ecclésiastiques, royales et seigneuriales, lesquelles se disputaient souvent les justiciables et se les arrachaient quelquefois par la violence.
Avant que la célèbre ordonnance criminelle d'août 1670 eût simplifié les formes de la procédure et fixé la compétence des juges, le plaideur ainsi que l'accusé étaient disposés à n'obtenir un arrêt définitif que lorsqu'ils avaient, le premier porté plainte, et l'autre présenté ses moyens de défense devant une série de sièges de justice nommés Viguerie ou Prévôté, Bailliage ou Sénéchaussée. Souvent ceux-ci les renvoyaient du Présidial au Parlement de la province, et finalement devant le grand Conseil ou Conseil des parties, sorte de tribunal d'appel souverain dont l'institution contenait en germe celle de notre Cour de cassation.
Le Conseil des parties remplaçait, mais à l'état permanent et sédentaire, les missi dominici, les envoyés royaux, délégués par Charlemagne pour apprécier souverainement l'équité des sentences rendues soit par le seigneur suzerain en personne, soit par son viguier (vicarius, lieutenant ou juge suppléant). Les missi dominici avaient pour devoir de s'établir chez le seigneur haut justicier, et d'y vivre à discrétion jusqu'à ce que satisfaction eût été donné au plaignant arbitrairement lésé et à l'innocent injustement condamné.
Cette immixtion de la couronne, comme pouvoir supérieur, dans les procès soumis préalablement aux décisions de la justice seigneuriale, prouve qu'à l'époque la plus florissante de la féodalité, le consentement mutuel avait admis ce principe, sanctionné par l'Assemblée constituante dans la loi du 24 août 1790: "La justice émane du chef de l'Etat."
Cette même loi, relative à l'organisation de la justice, dit aussi: "La justice est gratuite, les magistrats sont salariés par l'Etat."
Si le bienfait de la gratuité proclamée par l'Assemblée constituante rompt la chaîne des temps quant aux traditions de la justice, l'usage de rémunérer ceux à qui l'état confie la mission de prononcer sur la fortune, l'honneur et la vie des citoyens, n'était pas une innovation. Pour ne citer qu'un exemple, nous rappellerons que, sous Charles VI, les maîtres de requêtes de l'hôtel touchaient chacun 272 livres par an; ils avaient en outre la table, le feu, la lumière, des robes et des manteaux. L'avocat du roi au Châtelet touchait 125 livres. L'ensemble des gages de la magistrature montait en 1742, à la somme de cinq millions de livres. Mais, bien loin que la multiplicité des gagés fût onéreuse pour les caisses de l'Etat, le souverain dont les finances étaient embarrassées accueillait avec empressement toute proposition d'en augmenter le nombre. La création de nouveaux offices fut souvent, sous l'ancienne monarchie, le plus puissant moyen pour battre monnaie.
C'est au temps de saint Louis, où l'on vit des offices de bailli se vendre pour le compte du roi, qu'il faut faire remonter la vénalité des charges. On sait qu'en 1316 Philippe le Long autorisa les baillis et sénéchaux à investir les sergents de leurs juridictions de provisions moyennant finance, à condition qu'ils n'en retiendraient rien pour eux et qu'ils en tiendraient compte au trésor du roi (1). Louis XII usa de cette ressource à l'époque des guerres d'Italie; François 1er mit à l'encan vingt nouvelles places de conseiller au Parlement de Paris, pour payer les Suisses; Henri IV ne créa pas de charges nouvelles, mais il imposa aux titulaires une redevance annuelle qui devait garantir, non plus seulement la possession viagère de leurs offices, mais le droit de les transmettre par voie d'hérédité ou à prix d'argent. 
Dès le règne de Henri II, les charges de conseiller au Parlement de Paris s'achetaient 12.000 livres; sous Henri IV elles en coûtaient 30.000; pendant les dix-septième et dix-huitième siècles, elles montèrent de 80 à 150.000; les présidents à mortier payèrent la leur jusqu'à 500.000, et les procureurs généraux, 700.000.
A part l'honneur inestimable de rendre la justice, et à ne considérer que la modicité du gage annuel, on pourrait croire qu'en achetant si cher cet honneur les acquéreurs plaçaient mal leur argent; ce serait faire erreur: outre les gages, il y avait les épices, d'abord légers présents de dragées, de confitures et autres menus objets d'épicerie, qui ne devaient point, dit l'ordonnance de 1351, excéder la consommation du jour; mais bientôt ces dons volontaires furent convertis en taxe pécuniaire obligatoire. "Pour quelques magistrats, dit l'avocat général Henri Bourguignon, ces épices s'élevaient à vingt-cinq et à trente mille livres par année." Les épices furent supprimées par les lois du 4 août 1789 et du 24 août 1790.
On pourrait citer, comme supplément au produit des épices, les droits que percevaient les juges pour leurs rapports et vacations extraordinaire, ou tours de sabbatine. Il est nécessaire d'expliquer cette locution.
"A l'époque de l'établissement des cours de justice, a écrit M. de Bastard, les audiences se tenaient de huit à dix heures du matin, et depuis deux heures jusqu'à cinq heures; bientôt le nombre des affaires devint de plus en plus considérable; alors on s'avisa d'ajouter aux audiences ordinaires des séances extraordinaires, à des jours et à des heures non employés. Comme ces séances avaient été indiquées le samedi, elles furent nommées sabbatines, du latin sabbatum, et ce nom leur resta alors que plusieurs jours de la semaine leur eurent été consacrées. On décida que le travail supplémentaire des magistrats serait payé par les plaideurs. Quand le temps employé aux affaires fut la base de la rétribution de la magistrature, il devint important d'en déterminer la longueur; on prit pour unité du calcul chaque épuisement du sablier parlementaire, dit la sabbatine; puis on appliqua à la séance elle-même le nom de l'instrument qui en mesurait la durée. A l'expiration de l'heure, le président disait à l'huissier: "Tounez la sabbatine." Chaque heure de travail s'appela un tour de sabbatine; chaque tour se payait deux écus à chacun des deux présidents, et un seul écu pour chaque conseiller."
La vie du magistrat, au dix-septième siècle, était ainsi remplie: à sept heures du matin, audience au palais; cent ans auparavant le tribunal siégeait à cinq heures, l'audience durait deux heures. A neuf heures, les lundi, mardi et jeudi, audiences publiques de la grand'chambre; celles-ci étaient closes à onze heures. Le vendredi soir, la Grand'chambre donnait audience dite de relevée, et la Tournelle le mercredi et vendredi matin; le reste du temps était consacré à la préparation des rapports, à la rédaction des arrêts, à la visite des prisons, à la distributions des aumônes, aux conférences chez les présidents de chambre ou aux séances extraordinaires dites sabbatines, et, quand possible était, à l'étude.
C'est par cette laborieuse existence, sauvegarde des bonnes mœurs, que notre magistrature justifiait la vénération qu'elle inspirait.

(1) De Bastard d'Estang, les Parlements de France.

Le Magasin pittoresque, mars 1875.

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