samedi 30 janvier 2016

La lettre chargée.

La lettre chargée.


La scène se passe à la Poste.

LA BRIGE, le nez à un guichet.- Monsieur, un de mes amis qui me devait cent francs vient de me renvoyer cette somme. Il me l'a expédié par lettre chargée, à mon nom, bien entendu, mais adressée au Ministère où je suis commis principal. Le facteur chargé de me la remettre s'est présenté à mon bureau avant que je fusse arrivé...
L’EMPLOYÉ.-... et il l'a remportée, comme c'était son devoir.
LA BRIGE.- Vous l'avez dit. Elle a donc fait retour à la poste...
L’EMPLOYÉ.- ... et, à cette heure, c'est moi qui l'ait.
LA BRIGE.- Ah! - Voulez-vous me la donner, s'il vous plait.? Je suis Monsieur...
L’EMPLOYÉ.- Monsieur La Brige.
LA BRIGE, un peu étonné. -Il est vrai. Mais comment...
L’EMPLOYÉ. - Vous ne me remettez pas?
LA BRIGE.- Mon Dieu...
L’EMPLOYÉ.- J'ai eu l'avantage, autrefois, de me trouver souvent avec vous aux vendredis des Crottemouillaud.
LA BRIGE.- Chez les Crottemouillaud?... En effet!... Est-ce que vous n'avez pas une sœur?
L’EMPLOYÉ.- Oui, monsieur.
LA BRIGE.- Fort blonde?
L’EMPLOYÉ.- Fort blonde.
LA BRIGE.- C'est bien ça. La délicieuse jeune fille. Je me rappelle très bien à présent. Je vous prie de m'excuser si je ne vous ai pas reconnu: je ne m'attendais pas au plaisir de vous voir, puis vous êtes à contre jour. Enchanté de vous retrouver en bonne santé. Votre sœur va bien?
L’EMPLOYÉ. -A merveille.
LA BRIGE.- Veuillez me rappeler à son souvenir et lui faire tous mes compliments.
L’EMPLOYÉ.- Je n'y manquerai pas.
LA BRIGE. - Mille grâces. - Donc, vous avez une lettre pour moi, une lettre chargée, contenant cent francs.
L’EMPLOYÉ.- La voici. (Il la lui fait voir).
LA BRIGE.- Bon! (Il avance sa main par l'ouverture du guichet)
L’EMPLOYÉ, qui recule la sienne.. - Pardon!
LA BRIGE.- Qu'est-ce qu'il y a, monsieur? Vous ne voulez pas me donner ma lettre?
L’EMPLOYÉ.- Je veux bien vous donner votre lettre, mais il faut, au préalable, justifier de votre identité.
LA BRIGE.- A qui?
L’EMPLOYÉ.- A moi.
LA BRIGE. A vous?
L’EMPLOYÉ. - Sans doute. (Un temps)
La BRIGE, stupéfait.- Elle est bien bonne!... Il faut que je vous établisse comme quoi je suis M. La Brige, alors que vous avez été le premier à me reconnaître, pour m'avoir vu vingt fois, naguère, chez nos amis les Crottemouillaud?
L’EMPLOYÉ.- Je vous ai reconnu en tant qu'homme du monde; mais j'ignore qui vous êtes en temps que fonctionnaire.
LA BRIGE.- Certes, j'avais entendu parler des chinoiseries administratives; mais celle-là...
L’EMPLOYÉ. - Je suis employé de l'Etat; les règlements sont les règlements et je ne saurais les enfreindre sans risque. (La Brige veut parler)
L’EMPLOYÉ.- Eh! monsieur, il y va de ma responsabilité. Supposez que vous ne soyez pas le destinataire de cette lettre et que je vous la remette cependant. Qu'arriverait-il? Il arriverait: primo, que je serais engueulé comme un poisson pourri; secundo, que j'aurais à rembourser de ma poche les cent francs, valeur déclarée, accusés à sa suscription.
LA BRIGE.- Que diable allez-vous chercher là! Suis-je, oui ou non, M. La Brige. De votre propre aveu, le suis-je?
L’EMPLOYÉ. - Vous êtes M. La Brige, c'est vrai.
LA BRIGE.- Eh bien, alors?
L’EMPLOYÉ..- Eh bien, justifiez, preuves en main que vous êtes cette personne, et je vous remettrai ce qui est à vous.
LA BRIGE, les yeux au ciel. - La fooorme!... Enfin! (Il tire son portefeuille.). Voici des enveloppes de lettres.
 L’EMPLOYÉ.- Ça ne suffit pas. Avez-vous une carte d'électeur?
LA BRIGE. -Non, mais je peux vous montrer ma quittance de loyer et mon contrat d'assurance.
L’EMPLOYÉ. - Je m'en contenterai.
LA BRIGE. - C'est heureux. Voici ces deux pièces.
L’EMPLOYÉ, qui les prend.- Merci.
(Long silence. L'employé examine les papiers de tout près. De l'autre côté du grillage auquel il repose son front, La Brige attend une décision en grinçant des maxillaires.)
A la fin.
L’EMPLOYÉ. - Je reconnais l'authenticité de ces documents. Seulement ils ne prouvent rien.
LA BRIGE.- Pourquoi?
L’EMPLOYÉ. - Parce qu'ils concernent un nommé Jean-Philippe La Brige, domicilié 41 bis, rue de Douai, alors que la lettre chargée, objet de votre démarche, intéresse un nommé La Brige, prénommé aussi Jean-Philippe, mais domicilié place Beauveau, au Ministère de l'intérieur.
LA BRIGE.- Si bien que voilà le Ministre obligé de me louer un bureau ou de m'assurer contre le feu, faute de quoi ce sera comme des pommes pour rentrer dans mes cent francs?
L’EMPLOYÉ. - Rassurez-vous, la lettre vous sera représentée.
LA BRIGE.- Quand?
L’EMPLOYÉ. - Demain matin, à huit heures.
LA BRIGE.- Bon! les bureaux n'ouvrent qu'à dix.
L’EMPLOYÉ. - Puis à midi.
LA BRIGE.- De mieux en mieux, c'est le moment où je pars déjeuner.
L’EMPLOYÉ. - Puis à six heures.
LA BRIGE. - Du soir?... Parfait, les ministères ferment à cinq.
L’EMPLOYÉ. - Monsieur, j'en suis désolé; mais avec la meilleure volonté du monde, il n'est pas possible à la Poste de modifier les heures de courrier à seule fin de les faire concorder avec vos heures de présence au Ministère de l'Intérieur.
LA BRIGE.- Alors?
L’EMPLOYÉ. - Alors... (Geste vague)
La BRIGE.- Alors, c'est bien ce que je pensais; nous passerons le facteur et moi, la moitié de notre existence à tenter de nous rencontrer, et l'autre moitie à flétrir la fatalité exécrable qui nous isolera, moi et lui, chaque jour, à heures fixes, sur des points différents du globe. cependant, sciemment et de sang-froid, vous persisterez à détenir entre vos mains une somme d'argent dont j'ai besoin et que vous savez être à moi au point de n'en pouvoir douter.
L’EMPLOYÉ. - Monsieur...
LA BRIGE. - Monsieur, cela est trop absurde. Si je connais bien le règlement, le destinataire d'une lettre chargée, entre en possession de son dû moyennant décharge au facteur par lui donnée sur un petit livre à cet effet?
L’EMPLOYÉ. - Oui.
LA BRIGE.- Ceci sans le concours d'aucun contrat d'assurance, d'aucune quittance de loyer, en un mot, d'aucune sorte de papier authentique répondant de l'identité du destinataire?
L’EMPLOYÉ. - Non.
LA BRIGE.- C'est tout ce que je voulais savoir. vous trouverez donc bon, monsieur, que je donne la somme de vingt sous au concierge de mon Ministère afin qu'il réponde: "C'est moi", quand le facteur, ma lettre à la main, viendra lui demander: "M. La Brige?"
L’EMPLOYÉ. - Je n'y vois pas d'inconvénient.
LA BRIGE.- Vous voudrez bien tenir pour excellente la griffe "Jean-Philippe La Brige" qu'apposera sur registre officiel ce personnage nommé Pépin?
L’EMPLOYÉ. - Pourquoi pas?
LA BRIGE.- Ce sera un faux.
L’EMPLOYÉ. - Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?
LA BRIGE.- Rien du tout. Nous voila d'accord et vous m'en voyez plein de joie. Monsieur j'ai l'honneur de vous revoir! Mes amitiés à votre sœur.
L’EMPLOYÉ. - Serviteur de ton mon cœur.

(L'employé se remet au travail, La Brige, lui, gagne la sortie et retourne à son Ministère, y acheter à raison d'un franc la signature du concierge, qui se fait s'ailleurs un plaisir de la lui donner pour rien: gens honnêtes et simples, gens de bien, personnes estimables qui se doivent mettre à deux afin de ramener à la raison, grâce à une imposture grossière, la sottise des règlements.)

                                                                                                     Georges Courteline.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 janvier 1907.

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