mercredi 2 décembre 2015

Les humoristes.

Les humoristes.


S'il est un phénomène, entre cent autres, qui démontre la vitalité de notre race, c'est la floraison des générations nouvelles dans toutes les branches de la littératures et de l'art. Il y a vingt ans, on interrogeait l'avenir avec inquiétude. Les anciens vieillissaient, les jeunes n'étaient pas nés. Aujourd'hui ces craintes sont dissipées; les rangs qui menaçaient de s'éclaircir, se sont regarnis. La poésie, le roman, le théâtre, la peinture, la sculpture, sont cultivés avec éclat. Mais nulle part on ne rencontre des personnalités plus originales que dans le petit coin, un peu spécial, mais si français, et l'on peut ajouter si gaulois, des "humoristes".
Les caricaturistes pullulent. Leur verve s'affirme dans tous les sujets, les sérieux et les frivoles. Ils s'attaquent aux mœurs, ils se mêlent de la politique. Ils se conforment à la tradition de ce genre, pour lequel rien n'est sacré et dont l'irrévérence poursuit les grands de ce monde. Ils jouissent de l'immunité que les rois accordaient naguère à leurs fols. Ce sont les moustiques qui harcèlent l'équipage. Ils ne le font pas avancer plus vite. Mais ils le tourmentent de leurs dards acérés et, par ce jeu, ils amusent, et quelquefois instruisent, la foule.
Le terme général "d'humoriste" est un peu vague. Peut-on classer, sous une même étiquette, des tempéraments aussi divers que ceux de Cham ou de Daumier, de Granville ou de Gavarni, de Charlet ou d'André Gill, pour ne parler que des morts? 



Et ne faut-il pas marquer, dans l'intérêt de la vérité, les traits qui les séparent ou les rapprochent? Je crois qu'il convient d'envisager successivement les caricaturistes, les parodistes, les fantaisistes et les satiristes, toux ces groupes constituant par leur réunion la grande famille de "l'humour".




Le "caricaturiste" ne s'attache pas particulièrement à l'idée, mais à la forme. Il cherche des effets comiques dans des combinaisons inattendues, dans une altération grotesque et préméditée de la nature. Il s'adresse aux yeux plutôt qu'à l'esprit. Il divertit, il fait rarement penser. Et, d'ailleurs, il lui arrive de déployer, dans ce champ un peu restreint, des qualités imminentes. Les scènes composées par Carle Vernet sur les modes et les ridicules de son temps sont des documents de premier ordre: elles supposent une adresse surprenante et une rare science du dessin; les grimaces de Boilly méritent autant d'éloges, encore que l'expression en soit outrée et pénible. 



Plus près de nous, citons Gustave Doré qui, avant d'illustrer l'Enfer de Dante et la Bible, s'était essayé dans des compositions d'un caractère moins relevé et y avait déployé d'admirables ressources d'imagination. Peuvent être rangés dans cette catégorie: Topffer le légendaire auteur de Monsieur Cryptogame, et, de nos jours, Caran d'Ache, bien que le talent de ce dernier soit moins étroit et qu'il ait comme on dit, plusieurs cordes à son arc. Enfin certains caricaturistes consacrent leurs efforts à tourner en dérision la "tête humaine". 




Souvent leur moquerie est superficielle et ne s'attaque qu'au physique du modèle: tels furent par le passé, Traviès, Nadar, Carjat, André Gill. Parfois elle pénètre plus avant dans son être intime, elle découvre l'âme sous l'enveloppe. Ainsi procèdent les meilleurs de nos artistes actuels. Ils élargissent le vaudeville jusqu'à la comédie. Ce sont les psychologues et non plus uniquement les virtuoses du crayon.
Le "parodiste" est un succédané du "caricaturiste", mais il a un sens plus direct avec l'actualité. Il ne se perd jamais dans le rêve, il note ce qui se passe, autour de lui, dans la société, et s'en inspire. Il est l'homme des potins, des anecdotes, des faits-divers, des échos boulevardiers. Il est le chroniqueur caustique et renseigné de la vie. Cham s'acquitta en perfection de ce rôle; il le joua pendant quarante ans, sans se fatiguer, et sans que le public ne se lassât de l'applaudir.



Au contraire du "parodiste", le "fantaisiste" plane au-dessus des médiocrités terrestres. Il n'obéit à aucune règle qu'à son caprice. Il invente, il combine, il suggère. Grandville cherchait à dégager ce qu'il y a d'humain dans les physionomies animales ou ce qu'il y a de bestial dans les figures humaines; il comparait les femmes aux fleurs et découvrait, entre elles, de délicates similitudes. C'était le plus ingénieux des fantaisistes, totalement dépourvu de méchanceté.
Il n'en va pas de même des "satiristes". En ceux-là se concentre ce qu'il y a de plus aigu et aussi de plus profond dans l'esprit national. Ils forment une glorieuse lignée. Depuis près de cent ans, ils se succèdent sans interruption. Daumier les domine, de toute la hauteur de son génie. Daumier franc, solide et selon l'heureuse expression d'Arsène Alexandre, formidable d'ampleur et de santé, ironique et douloureux comme Molière; et, près de ce colosse, Gavarni, plus subtil, plus corrompu, historien des roueries féminines et de l'éternelle comédie du vice.

                                                                                                                   Adolphe Brisson.

Les Annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 2 juin 1907.

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