mardi 8 décembre 2015

Fondation de la Ménagerie.

Fondation de la Ménagerie
     du Muséum d'Histoire naturelle.



La Ménagerie du Jardin des Plantes est peut-être une des institutions scientifiques les plus populaires et les mieux appréciées par le public, qu'il y ait à Paris. On ne met point le pied à Paris qu'on ne la visite; et ce qui suffirait pour montrer combien est à la fois profond et universel l'intérêt qu'elle inspire, c'est que les étrangers les plus savants y accourent avec le même empressement que les plus obscurs. Quoi de plus digne, en effet,  de l'attention de tout le monde que le spectacle de ces sauvages habitants des contrées les plus lointaines, célèbres de tous temps par les descriptions des naturalistes et des voyageurs, connus seulement à demi par les récits ou les peintures qu'on en fait, et réunis ici, au nom de l'Etat, dans un riche jardin, où ils prennent leurs ébats, au sein des fleurs et de la verdure! Ne sont-ce point là, dans le fond, les mêmes fêtes que les Romains donnaient dans leurs cirques où l'on rassemblait, pour les y mettre à mort sous les yeux du peuple, les animaux les plus rares, les mêmes fêtes, dis-je, mais transformées et mises en harmonie avec l'humanité et le sage désir de connaître des temps modernes? Le sentiment qui amène chaque dimanche, dans les allées de la Ménagerie, les flots paisibles de la population est, dans son essence, tout-à-fait analogue à celui à celui qui poussait les Romains sur les gradins du cirque. C'est toujours la même curiosité à l'égard des animaux qui habitent avec nous la terre. Les Romains, placés à l'origine des conquêtes de la civilisation sur la nature, prenaient plaisir à voir détruire ces êtres farouches, symbole de la vie sauvage; placés pour ainsi dire au terme de ces conquêtes, au lieu de prendre plaisir à ce qui nous rappelle l'anéantissement de la nature primitive, nous nous plaisons au contraire à ce qui nous en offre et nous en conserve les dernières traces.
La fondation de la Ménagerie, bien que les détails en soient généralement ignorés, n'est pas un des épisodes les moins singuliers de la révolution française. Antérieurement à cette époque, sauf quelques collections fort imparfaites commencées par Buffon et Daubenton, il n'y avait au Jardin des Plantes, conformément au but primitif de son institution, que des plantes. On n'y connaissait pas un seul animal vivant. Ce fut un coup de maître du procureur général de la commune qui devint l'origine de la Ménagerie. Ce magistrat, considérant que les exhibitions publiques d'animaux vivants ne devaient point être abandonnées à l'industrie particulière, attendu que ces ménageries foraines causaient non seulement encombrement sur les places publiques,mais pouvaient même, par suite de la négligence des gardiens à l'égard des bêtes féroces, devenir une cause de danger pour les citoyens, prit de lui-même et sans s'être entendu à se sujet avec personne, un arrêté portant que les animaux stationnés sur les places de Paris seraient saisis sans délai par le ministère des officiers de police, et conduits au Jardin des Plantes, où, après estimation de leur valeur et indemnité donnée aux propriétaires, on les établirait à demeure. Cependant les professeurs du Jardin des Plantes n'avaient reçu aucun avis. L'arrêté avait été exécuté aussitôt que signé, et la première nouvelle en fut portée au Jardin par les animaux eux-mêmes qui, avec leurs gardiens, y affluaient de toutes parts sous la conduite des commissaires de police et de la force armée. M. Geoffroy Saint-Hilaire, alors fort jeune, et chargé au Jardin des Plantes de la zoologie et de l'administration des matériaux zoologiques, était tranquillement occupé dans son cabinet, quand on vint le prévenir de l'arrivée des étranges visiteurs qui assiégeaient sa porte. 
La circonstance n'était pas seulement singulière, elle était réellement difficile. Il était évident que le procureur général de la commune avait dépassé ses pouvoirs en ordonnant que ces animaux seraient conduits et nourris au Jardin des Plantes; car le Jardin des plantes relevait de l'état et non de la commune. Ce n'était pas le tout que de recevoir ces nouveaux hôtes, il fallait les payer et les nourrir, et sur quels fonds cette dépense se ferait-elle? Les animaux auraient fort bien pu demeurer long-temps dans la rue, s'il avait fallu attendre, pour leur ouvrir les portes du Jardin, que cette question eût été convenablement discutée et finalement résolue par les pouvoirs compétents. 
Mais M. Geoffroy, en homme vif et actif, eut bientôt pris son parti. Il donna ordre d'ouvrir les portes à l'attroupement, d'installer les voitures avec les cages qu'elles renfermaient dans la cour intérieure, et prenant provisoirement sur lui toute responsabilité, il se chargea, jusqu'à décision légale, de fournir à ses frais à l'entretien des animaux et à leurs gardiens. Il avait compris tout l'intérêt que devait avoir pour la science et pour le pays un pareil établissement, et combien, le premier pas une fois fait, il serait difficile au gouvernement de revenir en arrière.
C'est ainsi que fut institué révolutionnairement, en date du 15 brumaire an II, le premier noyau de la Ménagerie. Parmi les animaux ainsi recrutés, se trouvèrent deux ours blancs, un léopard, un chat tigre, une civette, un raton, un vautour, deux aigles, plusieurs singes, des agoutis. Ils furent évalués en somme à 33.000 fr.
La classe des carnassiers était désormais représentée par quelques uns de ses membres les plus notables; mais pour compléter l'idée d'une Ménagerie, il restait à leur adjoindre des représentants des classes pacifiques. Ce fut encore par arrêté révolutionnaire qu'il fut pourvu. Après la mort du duc d'Orléans, le Rainci avait été confisqué comme propriété nationale, et la chasse du parc avait été adjugée aux enchères à Merlin de Thionville et au marquis de Livry. Mais Crassous, qui exerçait les fonctions proconsulaires dans le département de Seine-et-Oise, cassant le marché, décida que le district de Gonesse ferait saisir dans le parc les bêtes fauves qui s'y trouvait pour les mettre à la disposition des administrateurs du Jardin des Plantes. En même temps, donnant avis à ceux-ci de son arrêté, il les invita à déléguer quelqu'un au Rainci pour recevoir ce tribut. Ce fut encore M. Geoffroy Saint-Hilaire qui, à raison de ses fonctions, fut chargé de ce soin. Nous avons un jour entendu raconter à l'illustre vieillard la visite qu'il fit à cette occasion au Rainci avec Lamarck, cette autre gloire, alors naissante aussi, de la zoologie française. Merlin de Thionville, qui n'avait point encore connaissance de l'arrêté proconsulaire, était en pleine chasse quand on vint l'avertir que deux jeunes gens arrivés au château demandaient qu'on leur remit les précieux habitants de la forêt.
Que l'on se fasse une idée de la surprise et de la colère du terrible conventionnel ainsi menacé dans ses plaisirs. M. Geoffroy n'était point du tout rassuré, et ce fut bien timidement que, pour toute réponse, il présenta au furieux chasseur l'arrêté dont il était porteur, et qui faisait connaître, avec sa qualité, au nom de quel pouvoir il venait. L'effet de ce nom, de cette décision prise dans l'intérêt du peuple, fut comme un coup magique. Les chasseurs s'arrêtèrent; l'emportement contre les importuns visiteurs fit place au désir empressé de les servir; on se remit en chasse, non plus pour le divertissement de tuer des animaux, mais pour une poursuite toute philosophique destinée à les mettre dans les filets, et par suite, à la disposition des deux délégués de la Ménagerie nationale. Merlin de Thionville conduisit lui-même le convoi; et aux animaux confisqués au Rainci, il ajouta même plus tard, en échange d'animaux empaillés, divers animaux précieux dont il était possesseur. Ainsi prirent place au Jardin des Plantes, à côté des tigres et des ours, des cerfs et des biches, des daims fauves et blancs, des chevreuils, un chameau. Deux dromadaires confisqués au château de Bel-Air, appartenant au prince de Ligne, furent joints à cette troupe paisible; et la seconde section de la Ménagerie, entretenue de fourrage comme la première de débris de boucherie, fut installée, en attendant décision, sous les grands arbres qui existaient alors près de la rue de Buffon.
L'établissement ne reposait alors que sur l'incertain. Le comité d'instruction publique avait vu avec déplaisir les empiétements de la commune, et ne se pressait pas de les ratifier. Cependant, stimulé par M. Geoffroy, dont ces nouvelles acquisitions n'avaient fait qu'augmenter le zèle, il consentit à décréter en principe l'établissement d'une ménagerie au Jardin des Plantes, et autorisa M. Geoffroy à continuer ses avances. Les premières difficultés s'aplanirent peu à peu. L'affluence du peuple, qui avait immédiatement saisi toute l'importance de cette institution nouvelle, en fit sentir la valeur. Des mesures furent prises pour faire traquer et saisir dans les forêts de l'Etat des représentants de tous les animaux qui les habitent. M. Geoffroy ayant appris qu'il y avait, à la foire de Rouen, un éléphant, s'y rendit sans éclat, et en fit, à assez bon prix, l'acquisition. Un superbe lion fut acquis de la même manière. Bref, la Ménagerie prit figure, et un an ne s'était pas écoulé depuis le premier acte d'hospitalité accordé, dans l'enceinte du Jardin des Plantes, aux ménageries foraines, que la Convention nationale, sous le rapport du député Thibaudeau, sanctionnait par un décret l'établissement d'une ménagerie nationale. Nous pensons qu'on nous sera gré de citer ici quelques extraits de ce rapport, qui montreront mieux que nous ne pourrions le faire, tous les genres d'intérêts qu'une telle institution présente.
"La botanique, disait le rapporteur, est sans doute une des branches les plus étendues de l'histoire naturelle; mais il y en a plusieurs dont l'étude est très utile. On peut en prendre les premières notions dans les cabinets, mais on n'y acquerra jamais des connaissances complètes, parce que l'on n'y voit pas la nature vivante et agissante. Quelque apprêt que l'on donne aux cadavres des animaux ou à leurs dépouilles, ils ne sont plus qu'une faible représentation des animaux vivants. La peinture n'en retrace même qu'imparfaitement l'image. Quand on compare les lions qui sont dans la plupart des tableaux au magnifique individu qui existe au Muséum, on voit que la plus grande partie des artistes, se copiant les uns les autres, n'ont pas rendu la nature, et que leurs imitations sont beaucoup au-dessous du modèle.
"Le Muséum a recueilli des animaux envoyés par la municipalité de Paris, ceux de Versailles, du Rainci; ils sont très mal logés: le comité de salut public avait en conséquence ordonné à la commission des travaux publics d'examiner avec les professeurs l'emplacement le plus commode pour y construire provisoirement une ménagerie propre à les recevoir. Elle est presque terminée. Vous sentirez la nécessité de cet établissement au Muséum, qui doit renfermer tout ce qui tient à l'histoire naturelle. jusqu'à présent les plus belles ménageries n'étaient que des prisons où les animaux resserrés avaient la physionomie de la tristesse, perdaient une partie de leur robe, et restaient presque toujours dans une attitude qui attestait leur langueur. Pour les rendre utile à l'instruction publique, les ménageries doivent être construites de manière que les animaux, de quelque espèce qu'ils soient, jouissent de toute la liberté qui s'accorde avec la sûreté des spectateurs, afin qu'on puisse étudier leurs mœurs, leurs habitudes, leur intelligence, et jouir de leur fierté naturelle dans tout son développement. Les animaux qui servaient pour les grands spectacles des anciens conservaient toute la beauté des formes. On atteindra ce but en pratiquant des parcs un peu étendus, environnés de terrasses. Les spectateurs suivront sans danger tous les mouvements des animaux; le peintre et le sculpteur feront alors facilement passer dans leurs ouvrages le caractère qui les distingue.
"En rapprochant de nous toutes les productions de la nature, ne la rendons pas prisonnière. Un auteur a dit que nos cabinets en étaient le tombeau. Eh bien! que tout y reprenne une nouvelle vie par vos soins, et que les animaux destinés aux jouissances et à l'instruction du peuple ne portent pas sur leur front, comme dans les ménageries construites par le faste des rois, la flétrissure de l'esclavage; que l'on puisse admirer la force majestueuse du lion, l'agilité de la panthère, et les élans de colère ou de plaisir dans tous les animaux. Quant à ceux d'un caractère plus doux, ils pourront être placés dans des parcs un peu étendus, en partie ombragés par des arbres, et tapissés de verdure propre à les nourrir."
N'est-il pas remarquable de voir le programme de cette ménagerie que tant de personnes admirent aujourd'hui sans en connaître l'origine, prendre naissance au milieu des débats de cette Convention que d'ordinaire on se représente comme toujours terrible? Dans cette même séance, 21 frimaire an III, malgré la pénurie du Trésor, la Convention vota, en faveur du Muséum d'histoire naturelle, une somme de 237.233 francs. C'était alors une somme considérable, et qui témoignait assez de l'intérêt que portait la république à l'étude des sciences naturelles. M. Geoffroy fut officiellement nommé, par règlement approuvé par la Convention, directeur de la ménagerie: cette direction se trouvait être le complément normal de la chaire de zoologie dont il était chargé. C'est sous ces auspices, et principalement depuis le retour de la campagne d'Egypte, où il avait eu l'avantage de faire la connaissance personnelle de Napoléon, que ce bel établissement, de plus en plus favorisé par l'Etat, a pris peu à peu le beau développement qu'il offre aujourd'hui. En regard de la magnifique collection anatomique formée par les soins du professeur d'anatomie comparée, Georges Cuvier, on peut placer avec orgueil la ménagerie et la collection des animaux empaillés formées par ceux du savant professeur de zoologie. Quelles que soient les traverses par lesquelles la fortune, si souvent injuste pour le génie, semble vouloir troubler sa vieillesse, la reconnaissance de ses concitoyens et de la postérité ne lui manquera pas. Son nom, pur de tout autre ambition que celle des sciences, restera inviolablement attaché à la gloire de la fondation de notre ménagerie nationale.

Le Magasin pittoresque, avril 1838.

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