mercredi 23 décembre 2015

Chronique: Alfred de Vigny

Chronique.


Un des membres les plus distingués de la brillante pléiade littéraire qui éclaira notre ciel à l'époque où la Restauration, en ramenant la paix, ouvrit à la littérature, plus libre dans ses allures, de nouveaux horizons, M. Alfred de Vigny, a été récemment enlevé à sa famille et aux lettres. Depuis longtemps on savait que sa santé, profondément altérée, laissait peu d'espoir. Cependant cette perte, quoique prévue, sera vivement ressentie par tous ceux qui attachent du prix à un talent d'élite uni à un caractère élevé que le sentiment de l'honneur, devenu un culte chez Alfred de Vigny, a préservé des entraînements auxquels un grand nombre d'écrivains de nos jours ont succombé. Nous avons vu dans les derniers temps du gouvernement de Juillet une tribu étrange d'écrivains qui, fatiguant les échos de la renommée par le bruit de leurs folies plus encore que par le retentissement de leurs ouvrages, étaient désignés sous le nom de gentilshommes de lettres. M. Alfred de Vigny n'avait rien de commun avec eux. C'était un gentilhomme qui écrivait.
Il était né à Loches, le 27 mars 1799. Son père appartenait à une noble famille vouée au métier des armes; après avoir fait la guerre sous Louis XV, il s'était retiré sous Louis XVI dans le château du Tronchet, situé en Beauce. L'esprit du jeune enfant s'ouvrit à la pensée en écoutant  des récits héroïques, et il a lui-même raconté ainsi sa première éducation, celle dont les traces sont ineffaçables: "J'aimai toujours à écouter, dit-il, et, quand j'étais enfant, je pris de bonne heure ce goût, sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d'abord de l'histoires de ses campagnes, et sur ses genoux je trouvais la guerre assise à côté de moi; il me montra la guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et les blasons de ses pères, la guerre dans les grands portraits cuirassés suspendus en Beauce, dans un vieux château."
Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'Alfred de Vigny, avec cette première éducation, se soit senti de bonne heure la vocation du noble métier des armes, d'autant plus que sa seconde éducation fit entrer encore plus profondément dans son âme ces premières impressions reçues au sortir du berceau. Élève d'un lycée impérial il y a trouvé tout organisé pour donner la fièvre de la gloire à ceux qui ne l'avaient pas, et pour l'augmenter chez les jeunes âmes qui en étaient déjà atteintes. "A la fin de l'Empire, dit-il lui même, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée; le tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un langage froid et pédantesque. Les logarithmes et les tropes n'étaient à nos yeux que des degrés pour monter à l'étoile de la Légion d'honneur, la plus belle étoile des cieux pour des enfants."
La gloire, cette brillante mais sanglante idole à laquelle plusieurs générations avaient été sacrifiées depuis 1792, n'eut pas le temps de s'emparer de cette vie qui lui appartenait. Quand l'année 1814 arriva, Alfred de Vigny n'avait encore que quinze ans. Il se hâta de saisir au passage la dernière occasion de combattre qui se présentait; avec quelques écoliers intrépides, il concourut à défendre Paris contre les masses austro-russes qui avaient marché contre la capitale de la France, pendant que Napoléon croyait les entraîner sur ses pas vers la frontière. Après la chute de l'Empire et l'avènement de la restauration, Alfred de Vigny, que les traditions de sa famille rapprochaient de la maison des Bourbons, entra dans les mousquetaires rouges. Quand les Cent-Jours vinrent, Alfred de Vigny fit partie de cette troupe courageuse qui suivit jusqu'à la frontière les princes obligés de quitter encore une fois la France. Dans cette marche à la fois pénible et périlleuse, car non-seulement on était suivi par la cavalerie du général Excelmans, mais plusieurs fois, on fut au moment de croiser le sabre avec des régiments qui, ayant arboré la cocarde tricolore, se dirigeaient vers Paris, la fermeté d'âme de cet adolescent, d'une constitution frêle et délicate, mais chez qui la force morale suppléait à la force physique, ne se démentit pas un instant. Interné à Amiens pendant les Cent-Jours, Alfred de Vigny, à l'époque de la seconde restauration, entra dans la garde royale à pied.
Ceux qui ont lu le livre de Servitude et Grandeur militaires, et quel est l'homme de notre temps qui ne l'ait pas lu?, peuvent se faire une juste idée de l'effet que produisit sur le poëte le spectacle de la vie des armes. Sa nature délicate et choisie fut choquée de la rudesse et de la grossièreté des camps, et surtout de cette existence de garnison qui allait si peu aux mœurs élégantes et polies de l'homme du monde et la rêverie du poëte; mais il eut la perception morale de la grandeur de l'obéissance et de ce sentiment exalté du devoir, de ce culte de l'honneur qui élève si haut le soldat digne de ce nom.
Nous présenterons plus tard une appréciation des œuvres de M. de Vigny, en étudiant cette existence où il y eut peu d'événements. Nous ne voulons pas dans cette analyse rapide, déflorer notre sujet; nous nous bornerons donc à rappeler les principales œuvres d'Alfred de Vigny, en les plaçant à leur date.
De 1816 à 1825, il publia plusieurs poëmes: le Déluge, Moïse, Eloa et Dolorida.
Cinq-Mars, son roman historique, est de 1826.
En 1829, il fit jouer sous le titre d'Othello une imitation de la tragédie de Shakspeare.
Stello, le Docteur Noir, Servitude et Grandeur militaires, prirent date en 1830.
Ce fut également après 1830 que furent joués les deux drames du poëte, la Maréchale d'Ancre, tirée de Cinq-Mars, et Chatterton, tiré de Stello.
Il avait été élu membre de l'Académie française en 1845, et, M. le comte Molé, qui n'aimait point l'école romantique, lui ayant adressé, dans le discours qu'il prononça comme directeur de l'Académie, des paroles désobligeantes, M. Alfred de Vigny refusa d'être conduit par lui, selon l'usage, aux Tuileries. C'était la dignité de l'homme de noble race et de l'homme du monde qui protestait, et non la rancune du poëte. M. de Vigny était au dessus des petites faiblesses de l'amour-propre.
Depuis ce moment, sauf quelques articles insérés dans la Revue des Deux Mondes, Alfred de Vigny ne publia rien. On assure que dans cette tour d'ivoire, où personne n'entrait, c'est par cette métaphore que les critiques ont caractérisé la retraite où s'isolait le poëte, il était enfermé avec sa muse. Si ce renseignement est exact, et il est difficile d'admettre, en effet, qu'avec la passion qu'il avait pour les lettres, le goût de la solitude et du travail, Alfred de Vigny ait laissé s'écouler tant d'années sans écrire; les œuvres composées par lui dans la retraite et le silence, pendant ces années troublées que nous avons traversées, seront un objet intéressant d'étude pour les contemporains. Elles offriront en même temps un vif attrait moral et intellectuel à la postérité, qui y cherchera le secret du poëte et celui de son temps.
Les funérailles d'Alfred de Vigny ont réunis un concours peu nombreux d'amis. Son talent était trop fin et trop délicat pour la foule. Il s'éloignait d'elle, elle est restée éloignée de lui.
Il avait donné une dernière preuve de son horreur pour l'éclat et le bruit en demandant avec instance qu'on ne prononçât point de discours sur son cercueil. Nous lui savons gré de cette bonne pensée. Dans cet instant suprême où la vanité se brise contre la pierre du tombeau, le mot de gloire, venant à retentir en face de nos froides dépouilles, ressemble à une dérision. Si les morts recouvraient un instant la parole, ils diraient comme Bossuet à ses derniers moments: "Qui donc ose parler ici de gloire? Demandez avec moi pardon à Dieu de mes péchés." Le tact exquis, la délicatesse de sentiment d'Alfred de Vigny l'ont donc suivi jusqu'à sa dernière heure, et ses funérailles ont échappé au panégyrique banal dont toutes les funérailles académiques sont menacées.

La Semaine des Familles, samedi 3 octobre 1863.

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