mardi 22 décembre 2015

Ceux dont on parle.

Le poète Maurice Bouchor.

M. Bouchor était très jeune quand il se sentit une vocation de poète: sur les bancs du lycée Louis-le-Grand, il écrivit déjà des vers. En compagnie d'amis tels que Jean Richepin, Raoul Ponchon, Paul Bourget, il s'adonna aussitôt sorti du collège à sa passion pour la poésie. On sait que pour ces illustres écrivains, le mot de Poésie s'appliquait à tout un ensemble d'idées dont il n'est pas possible de séparer celle des feutres à grands bords, de larges cravates flottantes, de bocks bien remplis et de pipes ventrues. Grâce à cette existence exempte de soucis, M. Bouchor ne fit que croître en belle humeur: ses joues s'épanouirent comme deux pêches mûries par le soleil d'août et, sous une barbe majestueuse se développèrent des organes de digestion à faire rêver un chanoine.



C'est à ce moment que furent écrites les Chansons joyeuses dont on doit la publication à Coquelin Cadet. Très lié avec l'auteur qui n'avait à ce moment que dix-neuf ans et qui, nonchalance ou timidité, ne pouvait se résoudre à faire cette démarche lui-même, Cadet porta le manuscrit à l'éditeur Charpentier qui l'accueillit. Il n'eut pas à s'en repentir: ce livre eut un grand succès. Edmond About en faisait ses délices et le donnait à lire à tous ses amis.
Les Chansons joyeuses avaient paru en 1874. Deux ans après, au retour d'un voyage en Italie, M. Bouchor publiait les Poèmes de l'Amour et de la Mer, puis parurent Le Faust moderne, histoire humoristique en vers et en prose et les Contes parisiens (1880).
Ce serait flatter bassement M. Bouchor que de dire que ces ouvrages lui rapportèrent des millions mais il était possesseur d'une fortune rondelette qui le mettait à l'abri du besoin, de tous les besoins sauf celui de se faire imprimer.
En approchant de la trentaine, M. Bouchor se sentit entraîné vers des sentiments moins épicuriens. Au grand étonnement de ses amis, il s'acharnait à un ouvrage intitulé Les Symboles, où il avait entrepris de retracer en poèmes les mythes religieux de tous les temps.
Il existait, à cette époque, rue Vivienne, un théâtre de marionnettes dirigé par M. Signoret. M. Bouchor, après avoir essayé sans succès comme il l'avoua ingénuement, de se faire jouer dans les grands théâtres, fit représenter par les Marionnettes trois Mystères: Tobie, Noël et Sainte-Cécile, qui furent accueillis par le public parisien avec enthousiasme. Les plus hautes sommités littéraires traitèrent de ces pièces de bijoux. Renan déclara emphatiquement que "ce spectacle était fait pour amuser les rois et les philosophes."
Maurice Bouchor avait d'ailleurs des collaborateurs éminents: les décors avaient été peints par Rochegrosse et pour réciter ces pieux mystères on avait été chercher... Raoul Ponchon! Il y avait bien de quoi amuser Renan.
En même temps qu'il moralisait ses concitoyens, M. Bouchor imagina de les édifier par son exemple. Ecoutez sa profession de foi:

Je ne me nourris plus de cadavres, tant mieux!
Apaisant dans ma chair un monstre furieux,
Je tâche de ne point faire pleurer les anges.

Ce qui signifie qu'il est devenu végétarien, pour obéir aux préceptes de Bouddha, qui défend de tuer les animaux, nos frères, sans nécessité. Mais, par la suite, occupé par d'importants travaux, notamment par de nombreuses conférences, il se sentit très fatigué, si fatigué qu'il fit une dernière conférence en faveur du végétarisme et cessa d'être végétarien.

                                                                                                                   Jean-Louis.

*****

On sait qu'il y a une dizaines d'années chaque maîtresse de maison possédait un album destiné à recueillir les impressions des familiers du logis.
M. Bouchor n'a jamais aimé se plier à ce genre de corvées et il ne comprenait pas qu'une habitude aussi indiscrète se fût répandu dans les salons.
Un jour, une dame chez qui il était reçu pour la deuxième fois s'approcha de lui.
- Mon cher poète, dit-elle à M. Bouchor, vous allez me faire un grand plaisir. Vous emporterez cet album et vous me le rendrez après y avoir écrit quelques uns de ces jolis vers où vous excellez.
- Madame, répondit M. Bouchor, trop poli pour laisser paraître le moindre mécontentement, je ne veux pas vous priver de cet album. Si vous voulez bien me prêter un coin de table, je vous griffonnerai tout de suite mes pauvres vers.
- Un impromptu! s'exclame la dame toute joyeuse. Comment donc!
On installa le cher poète qui riait dans sa barbe.
Un quart d'heure plus tard, il s'esquivait en laissant l'album sur lequel sa propriétaire put lire les vers suivants:

La Sarcelle
Et Sarcocèle
Sont l'hydrocèle
Du vrai bonheur.
Quand l'Oxygène
Et l'Hydrogène
Vont chez Eugène
Tous deux en chœur.

Mme X*** n'a pas eu de rancune contre M. Bouchor: elle n'a jamais compris qu'il s'était moqué d'elle et elle cherche encore aujourd'hui, en l'an de grâce 1908, la signification de son impromptu.



Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2 février 1908.

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