jeudi 12 novembre 2015

Flânerie boulevardière.

Flânerie boulevardière.


Hier soir, le temps s'est éclairci, la pluie a cessé, et je suis allé flâner sur les boulevards, le long des baraques. C'est une vieille habitude à laquelle il me serait douloureux de renoncer. Songez que mes plus lointains souvenirs sont liés à cette "balade" boulevardière du 1er janvier. Je me vois encore, petit bonhomme en culotte courte, jetant des regards de convoitise sur les pauvres boutiques illuminées... Elles étaient moins brillantes qu'aujourd'hui, éclairées de lumignons fumeux et non de bec Auer ou d'ampoules électriques. Mais on y vendait à peu près les mêmes choses. dernièrement, on agita le projet de les supprimer. Chaque année, les grands commerçants signent une pétition dans ce sens. Ils craignent la concurrence de ces marchands improvisés. S'ils en avaient le pouvoir, ils les balayeraient sans miséricorde; ils leur interdiraient l'accès des voies publiques. Cependant, les baraques se font bien humbles, elles ménagent l'amour-propre de leurs superbes rivales:
- Qu'à-t-on à redouter de nous? A qui pouvons nous porter ombrage? Est-ce à Boissier, à Marquis, aux célèbres confiseurs? Ils vendent des bonbons de luxe dans des boîtes de satin, à l'usage des millionnaires. Nous débitons aux grisettes et aux écoliers des pralines économiques et des débris de marrons glacés... Notre coutellerie à treize sous n'a pas la prétention de supplanter la coutellerie anglaise. Et nos objets d'arts ne sauraient soutenir la comparaison avec ceux de Barbedienne. Qu'on nous laisse donc en paix gagner notre pauvre vie. L'hiver est si dur et les loyers si chers à Paris!
... J'avoue que ces plaintes me vont au cœur et que mes sympathies sont pour les baraques contre les boutiques. Les boutiques m'inspirent de la considération, les baraques m'inspirent de la pitié. Ces marchands forains, me font l'effet de petits moineaux parisiens qui picorent sur la neige. Et je suis heureux qu'on leur abandonne quelques miettes...
Et si vous saviez combien leur existence est précaire, quelles lourdes charges leur incombent, eu égard à leurs modestes ressources! J'ai fait, hier, un bout de causette avec une brave femme qui vend, à l'angle du faubourg Poissonnière et du boulevard Bonne-Nouvelle, les jouets d'actualité, entre autre le "Santos-Dumont", qui fait fureur depuis le 15 décembre.
- Eh bien! Comment vont les affaires? Etes-vous contente?
- Couci, couça, monsieur... Le "Santos-Dumont" est bien parti et relève la moyenne. Le "Santos-Dumont" est notre sauveur! Mais nous gagnons si peu sur chaque objet! Ce que nous vendons vingt-neuf sous, nous le payons vingt-quatre. Cinq sous de bénéfice. C'est maigre. Retirez de cela nos frais de location, de déplacement, de nourriture. Qu'est-ce qu'il nous reste?
- Mais vous vendez des bibelots inventés et fabriqués par vous-mêmes. Et, dans ce cas, vos profits sont meilleurs...
- On ne trouve pas toujours ce qui plait au public. Je sais bien que l'on cite comme exemple ce serrurier de la rue La Fayette qui inventa la "Question romaine" et qui gagna, en son hiver, 250.000 francs. Mais cela se passait il y a quarante ans. Maintenant les inventeurs sont trop nombreux et se bousculent les uns les autres...
- Alors vous n'avez rien trouvé personnellement pour les étrennes de 1907 ?
- Mon Dieu, je vais vous dire... Ce n'est pas moi ni mon mari qui nous mêlons de ces choses, c'est notre fils, un garçon capable et qui a de l'instruction. Et le pauvre petit vient de partir pour le régiment. Nous allons tâcher de vivoter jusqu'à son retour. Telle que vous me voyez, je rapporte chaque soir, à la maison, une pièce de trois francs. Avec ça, on ne meurt pas de faim...
Et la commère rit d'un bon rire, d'un rire communicatif. Je suis tombé sur une marchande optimiste et qui envisage la vie sous ses bons côtés. N'est-ce pas le plus sûr moyen d'être heureux?
Je ne sais si le Musée Carnavalet possède une collection complète des petits jouets qui se sont vendus dans les rues de Paris depuis trois siècles... On y trouverait, résumées, l'histoire des mœurs, l'évolution des modes, et même l'influence des événements littéraires qui ont contribuer à former le goût public.
Savez-vous à quelle époque fut fabriqué le premier pantin?
Ouvrez le Mercure galant de l'an de grâce 1760, vous y trouverez cette information:

Dans le courant de décembre dernier, on a imaginé à Paris des joujoux que l'on appelle des pantins et qui, destinés d'abord à être donné en cadeaux, le 1er janvier, aux petits enfants, amusent à présent, toutes les grandes personnes. Ce sont des petites figures faites en carton, dont les membres sont taillés séparément et attachés par des fils qui les font remuer et danser. Ces petites figures représentent un Arlequin, in Pierrot, un Scaramouche, et sont peintes, en conséquence, de toutes sortes de façon. Il y en a qui sont l'ouvrage d'excellents peintres, notamment M. Boucher, un des fameux de l'Académie. On ne peut plus aller dans aucune maison qu'on en trouve de pendues à toutes les cheminées. Et ces bagatelles, qui se vendaient dans l'origine à une livre six deniers, coûtent à présent jusqu'à quatre livres.

Un peu plus tard, la vogue fut à l'Emile. Jean-Jacques ayant déclaré que tout enfant devait apprendre un métier manuel, on débitait, à tous les carrefours, des boîtes à ouvrage de couture pour les filles et pour les garçons, des outils de menuisier, de charron, de jardinier.
La Révolution éclate. Et l'on invente le "Ça ira", étrennes nationales (toupie ronde et tricolore montant, en ronflant, le long d'une ficelle); on fabrique des poupées coiffées "à la grecque" et " à la victime". Le présent le plus rare à offrir à un jeune homme élégant est un "jeu de bagues pour ses doigts de pieds". Chez les confiseurs, on choisit, parmi les bonbons les plus demandés, des "terroristes" à la vanille et des "émigrés" en chocolat.
Sous l'Empire, les joujoux prennent, naturellement, une physionomie belliqueuse. C'est la "Sentinelle en Armes", le "Cosaque", papillote à pétarade... puis, on amène une girafe au Jardin des Plantes, et, pendant un an, tout se fait à la girafe...
Je pourrais poursuivre l'énumération. Chaque époque dépose son empreinte sur les menus objets construits par le peuple et offerts au peuple. Ces objets ne se trouvent pas dans les riches magasins, mais dans les paniers des camelots et dans les humbles cabanes, peintes en bleu qui s'alignent, du 20 décembre au 10 janvier, de la Madeleine à la Bastille.
Les baraques du boulevard sont le miroir de nos mœurs. Vous voyez bien qu'il faut les protéger et les conserver.

                                                                                                                Adolphe Brisson.

Les annales politiques et littéraires, Revue universelle paraissant le dimanche, 6 janvier 1907.

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